Le devenir de la psychanalyse… Tel est le thème que nous élaborons depuis plus d’un an déjà, d’abord dans le cadre d’un colloque tenu à Montréal, puis au sein des dossiers thématiques de nos numéros de 2014. Si ces derniers ont permis aux cliniciens, en particulier aux cliniciens québécois, de proposer plusieurs réponses à cette large question, nous avons rapidement constaté combien nos interrogations et préoccupations étaient fortement partagées, et ce, notamment de l’autre côté de l’Atlantique. Ainsi,
nous avons décidé de poursuivre cette importante réflexion en conviant plus particulièrement des auteurs d’outre-mer que nous savions intéressés par cette question quasi existentielle en ce qui concerne la psychanalyse. L’an dernier, les auteurs et conférenciers d’abord interpellés par cette thématique ont eu tôt fait d’aborder leur pratique institutionnelle, le défi posé par celle-ci dans ces lieux où clairement, la valeur — le plus souvent posée en termes « comptables » et non cliniques — de l’approche psychanalytique est régulièrement mise en doute. Ce mouvement réflexif a amené certains d’entre eux à cerner les fondamentaux de cette approche, proposant du même souffle un nouvel éclairage, voire même de nouvelles assises à ce qu’on pourrait envisager comme une pratique psychanalytique
hors cadre de la cure classique . Ces propositions sont apparues d’autant plus importantes de nos jours, que rares sont aujourd’hui les véritables demandes d’analyse — une réalité à relier non seulement aux milieux de formation et de pratique relatifs à la santé mentale (incluant la psychiatrie et la psychologie),
mais aussi à des considérations socioéconomiques et plus largement sans doute, socioculturelles. Malgré la richesse des deux précédents numéros, certaines questions sont restées en suspens, alors que d’autres interrogations ont émergé. Par exemple, si le travail du psychanalyste en institution a été à la fois évalué,
critiqué, et considéré sous l’angle de sa spécificité, qu’en est-il de cette institution où il s’inscrit ? Comment comprendre le fonctionnement et la dynamique de ce qui, plus qu’un lieu physique, est d’abord constitué d’un regroupement de soignants ? Plus encore, la médecine et plusieurs approches (dites «probantes») en psychologie semblent, du point de vue de la psychanalyse, faire concurrence à un savoir qui demande temps et investissement (dans tous les sens du terme), et qui a pour assises des concepts peu populaires (car marqueurs d’impossible, ce qui s’oppose à l’idéal contemporain de toute-puissance individuelle…) tels la subjectivité et l’inconscient. Qu’arrive-t-il lorsque l’on considère que la psychanalyse pourrait être non pas victime du contrôle scientifique d’allégeance médicale, mais plutôt partie intégrante d’une interinfluence entre deux lieux (différents, voire même opposés, mais qui s’alimentent l’un l’autre) de développement du savoir sur la psyché ? Enfin, au-delà de la notion actuelle d’une convergence de la psychopathologie vers les problématiques limites, les troubles narcissiques,

etc., au-delà de la critique quasi unanime du DSM V dans les milieux psychanalytiques et psychiatriques, la psychanalyse pourrait-elle soutenir encore aujourd’hui une nosographie heuristique pour les cliniciens? Y a-t-il lieu, après les insatisfactions générées par l’approfondissement (à l’extrême ?) d’une classification dite a-théorique, donc descriptive, de tout symptôme (y compris ceux qui témoignent davantage du caractère humain que d’une psychopathologie), de considérer un retour à une vision diagnostique sous l’angle dynamique et signifiant que propose la psychanalyse ? Un autre champ peu discuté précédemment est celui de l’inscription de la théorie et de la clinique psychanalytique dans l’Histoire. Pourtant, dès sa naissance, cette nouvelle discipline relative au fonctionnement psychique a été imprégnée par l’histoire sous différentes formes : les guerres, mais aussi, les penseurs contemporains et prédécesseurs de Freud. Que nous apprennent ces événements historico-culturels sur l’humain et comment cet apprentissage en constante évolution teinte-t-il les conceptions et pratiques de cliniciens d’orientation psychanalytique ? Cette question en amène une autre, plus fondamentale peut-être, face à laquelle l’on peut se demander si la psychanalyse a pris — ou peut-être éventuellement prendra — position: comment articuler la singularité du sujet de l’inconscient avec ce qui est plus globalement de l’ordre de l’humain ? En d’autres termes, comment l’historicité sous son jour événementiel, peut être (ou non) arrimée à une compréhension du fonctionnement intrapsychique propre à la psychanalyse
? Interrogation qui ouvre la voie à une réflexion sur la place occupée de nos jours par la psychanalyse dans la population, dans la culture, dans le regard porté sur l’actualité… Autant de questions auxquelles le lecteur pourra trouver des réponses, ou parfois des prémisses de celles-ci, dans les pages qui suivent.

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Dans la foulée de ces réflexions de la dernière année, un colloque tenu à Bruxelles en mars 2014 aura retenu notre attention. Intitulé Modernité, scientificité et liens transférentiels : des oxymores ?, ce colloque avait pour but d’interroger « les modifications que le changement d’organisation du lien social […] induit sur le processus du subjectivation », à la fois chez les consultants et chez les soignants. Deux orateurs de ce colloque ont accepté de nous soumettre un article reprenant en partie les idées qu’ils ont introduites lors de cet événement*.
D’abord, Vassilis Kapsambelis développe une conceptualisation actuelle de l’« institution psychiatrique» à partir d’une définition qu’il analyse et de certains fondements qu’il situe dans l’histoire et le développement de la psychiatrie. Peu à peu se dégage une appréhension de l’institution en tant qu’organisme doté d’une pulsionnalité propre. En découle la présomption d’un transfert du patient envers l’institution ; une réflexion que l’auteur aura l’occasion de poursuivre dans un article subséquent.
Puis, Ariane Bazan aborde plus largement le domaine de la psychologie, mais dotée de lunettes psychanalytiques. L’auteure pose l’hypothèse que contrairement à ce qu’on peut observer dans les institutions, les cliniques, et le domaine de la psychiatrie en particulier, les progrès de la médecine,
de la physiologie, de la neuro-imagerie ne vont pas réduire la psychologie à un volet de la médecine, mais bien renforcer l’autonomie de la science de la psyché. En ce sens, un véritable « dualisme » est suggéré, où les sciences s’avèrent complémentaires et non réductibles l’une à l’autre, d’où l’apport de la recherche en psychanalyse pour comprendre le fonctionnement du sujet, corps et esprit.
Au sein de notre dossier thématique, ces textes sont suivis d’un article de François Duparc qui propose un retour à la conception freudienne de névroses actuelles afin de distinguer et d’articuler les solutions mélancoliques et somatiques à la dépression. Ce faisant, il martèle l’importance d’une nosologie en psychanalyse, puis encourage les cliniciens d’aujourd’hui à l’ouverture au plan du cadre du travail psychique psychanalytique, en liens avec certaines spécificités des pathologies-limites par lesquelles le corps, l’agir et les émotions sont mis en scène et appelés à être entendus.
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Plus près de nous, ici à Montréal, se tenait au printemps 2014 le Congrès des psychanalystes de langue française. À cette occasion, la revue Filigrane a proposé à certains conférenciers de nous accorder une entrevue, menées par des psychanalystes québécois. Si ces entretiens sont disponibles en ligne, il nous est apparu pertinent d’en publier la transcription en complément à notre dossier. En effet, chacune de celles-ci démontre à quel point la psychanalyse est bien vivante aux quatre coins du monde, notamment en Israël, en France et en Espagne. Une psychanalyse en évolution constante aux plans théorique et clinique, mais tout de même fidèle à certaines assises freudiennes dont la relecture attentive (et contextualisée) permet de saisir la richesse. Dans ce cadre, Viviane Chetrit-Vatine nous transporte sur le territoire de l’inter-humain, plus précisément celui de la capacité de responsabilité pour l’autre, héritage du maternel (comme fonction, non relié au genre). Il s’ensuit une élaboration sur la place du maternel dans la psychanalyse d’aujourd’hui, en tant que fonction complémentaire à la fonction paternelle (notamment au regard de l’articulation entre éthique et loi), mais aussi, en tant que tributaire du lien féminin-maternel — à distinguer de la propension généralisée à cliver la femme et la mère.
Laurence Kahn nous propose une riche entrevue où s’enchevêtrent le retour sur son histoire, sa formation et ses précieux apports théoriques, de même que l’évolution de la théorie freudienne, au regard de l’Histoire (et de ses apories), de la civilisation (et de ses progrès) dans laquelle celle-ci a pris
naissance. De nouveau, c’est ici un retour à la compréhension, par la psychanalyse, de l’humain (à commencer par l’«humanité » de Freud, l’homme, avant d’être le scientifique que l’on connaît), de son fonctionnement, qui est à l’œuvre. En particulier, Madame Kahn s’attarde à ce qui de la théorie freudienne, sujette à une lecture critique et attentive, rejoint la clinique d’aujourd’hui, adressée à différentes populations, et déployée dans divers cadre du travail analytique. La question se pose alors: pourquoi les dérives, non seulement de la psychiatrie, mais d’abord de certaines formes de « psychanalyses » actuelles, considérant la richesse de ces fondements ? Finalement, Mikel Zubiri nous présente, après un détour sur la naissance et l’évolution des sociétés psychanalytiques d’Espagne, les spécificités du travail et de la formation psychanalytique en psychosomatique. Au détour de cet entretien, la controverse autour de l’utilisation des nouvelles technologies par les psychanalystes est notamment soulevée : peut-on aujourd’hui, comme clinicien, s’imaginer faire totalement fi de la voie « écrite » à peine différée, telle que véhiculée par les voies du web ?
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Notre rubrique psychanalyse à l’université témoigne de nouveau de cette vitalité du monde psychanalytique. Irène Krymko-Bleton y présente une méthode d’analyse de dessins utilisée en recherche empirique qualitative d’orientation psychanalytique. Cette modalité de la recherche à l’université s’avère l’occasion de discuter d’une part, des développements actuels de l’interprétation du dessin d’enfant et d’autre part, des liens à tisser, voire à consolider entre recherche et clinique en psychanalyse. Nous terminons ce numéro avec deux brefs articles de notre rubrique Échos, lesquels font place à une réflexion ancrée dans le vécu singulier des auteurs. D’une part, une expérience récente en cabinet privé, là où un événement en apparence anodin amène à cerner les assises de la position contre-
transférentielle du clinicien (Karine Roy-Déry). D’autre part, l’expérience marquante de jadis, celle d’un Lacan connu de l’intérieur, un Lacan plus humain que mythique (Jean Fourton). Quelle heureuse façon de conclure ce numéro sur la psychanalyse d’aujourd’hui, là où les concepts, la métapsychologie, la technique spécifique n’a pas honte de dévoiler l’humanité du psychanalyste, de la psychanalyse. N’est-ce pas la plus belle qualité que quiconque puisse revendiquer, fût-il analyste ?
Notes
* Nous remercions chaleureusement madame Alice Bytebier qui a permis ce lien avec les conférenciers.

Lors d’un colloque s’étant déroulé à Montréal en novembre 2013, nous avons – rappelons-le – invité plusieurs cliniciens des milieux institutionnels à répondre à la question « qu’est la psychanalyse devenue ? ». Ce deuxième numéro accordé à ce thème nous donne l’occasion de publier la suite de ces conférences, devenues articles.

Large question, toujours d’actualité, le devenir de la psychanalyse nous interpelle non seulement à partir des milieux institutionnels – ce qui interroge la place de la psychanalyse en ces milieux aujourd’hui bombardés d’approches toujours plus « efficaces » – mais aussi, jusque dans nos bureaux privés. Que faire de la demande des consultants (et de celle des instances « politicoéconomiques » représentées par les cadres d’un système de santé et de services sociaux) mais aussi, comment la psychanalyse peut-elle prétendre répondre à des problématiques considérées nouvelles, ou du moins, qui sont davantage diagnostiquées dans notre contexte occidental ?

Si nos auteurs ne répondent pas directement à ces questions, ils nous donnent toutefois des outils pour alimenter notre réflexion ; que ce soit en se référant à ce qui constitue la base d’une approche psychanalytique, ou encore, en prônant et démontrant les vertus d’ouverture et d’inscription franche dans le contexte spatiotemporel de notre époque… je vous l’accorde : peut-être en rechignant un peu au départ car après tout, qui aime à ce point sortir de sa « zone de confort » ? Mais rappelons ici combien l’époque du confort de la psychanalyse est révolue. Pour le pire ? À cet égard, certes, plusieurs témoignages de cliniciens en milieux institutionnels se sont avérés saisissants, voire choquants, devant l’ampleur du dénigrement dont fait l’objet cette approche jugée dépassée (car bien sûr, pour certains, il n’existe que Freud… et l’Œdipe : voilà en bref la psychanalyse que se targuent de connaître les psychiatres nouvelle génération !). En découlent des pressions importantes pour se conformer – voire se recycler – dans une nouvelle approche thérapeutique probante, ou encore, une mise à l’écart progressive, puisque les diagnostics (je répète : les diagnostics, car le patient, l’individu existe à peine dans notre réseau de services psys) dictent une approche thérapeutique particulière (ou un traitement, c’est selon !) de la maladie, dans une clinique surspécialisée en fonction de ce même diagnostic. Quelles sont les réactions que nous pouvons avoir à cette nouvelle réalité ? Comment peut-on justifier la pertinence de la compréhension puis de l’approche psychanalytique sans se positionner en victimes, opprimés, mais tout de même en défendant ce qui nous apparaît comme les forces de cette approche, l’actualité aussi de celle-ci surtout lorsque l’on se réfère à tant d’auteurs-psychanalystes-théoriciens contemporains qui ont révolutionné (ou même, en quelque sorte, qui ont « ouvert ») notamment notre vision du cadre des interventions psychanalytiques ? N’y a-t-il pas urgence de reconsidérer notre position de psys, dans un monde qui éclate de partout ? Si la troisième guerre mondiale à laquelle nous assistons est celle du danger toujours voilé (que symbolisent si bien les drones), de l’inconnu voire du méconnu (comment comprendre les conflits liés aux peuples islamiques sans se référer à l’histoire), de l’extrémisme des agirs et de la pensée, de la violence en direct et sans filtre aucun révélée par les nouvelles technologies, du désespoir de générations entières de jeunes prêts à tout pour donner un sens à leur vie devant l’insensé d’un quotidien dont on oublie trop souvent (ou l’on cherche à oublier) l’inhumanité ? Si les interventions d’urgence sur les lieux de séismes, de guerre ou d’actes terroristes demeurent la place incontestée des psys, comment utiliser dans la société le savoir sur l’humain, progressivement développé par la psychanalyse, la compréhension singulière et en profondeur du sujet– de sa violence, de ce qui échappe à sa conscience, de son manque fondamental, de sa dualité sous toutes ses formes (double message, double en soi et inquiétante étrangeté, double manifeste-latent, ambivalence, conflits, etc.) ? Ce sont là autant de pistes pour envisager, nous semble-t-il, le devenir de la psychanalyse. Ajoutons, sans ironie et avec toute notre sympathie : Je suis Elsa ?

Trop peu abordée sous cet angle, peut-être, la question de l’avenir de la psychanalyse vient interroger les diverses modalités de sa transmission. Cette question apparaît bien sûr difficile à évoquer lorsque l’on considère l’ampleur des débats, des conflits et des scissions, ayant traversé les milieux psychanalytiques à ce propos. Cette question de fond, qui touche notamment les institutions et associations de psychanalystes, sous-tend celle de la légitimité du titre de psychanalyste (question à la mode, au Québec et ailleurs), mais aussi, celles non moins polémiques de la place laissée à la jeunesseau sein de ces associations, des modalités et exigences de la formation, et de la place de la psychanalyse et de son enseignement en milieu universitaire. Nous avons l’occasion d’ailleurs dans ce numéro d’approfondir le thème de la transmission de la psychanalyse en milieu universitaire – ce qui est la raison d’être de notre rubrique Psychanalyse à l’université.

Du reste, la mise en cause de l’ouverture des milieux psychanalytiques aux nouvelles générations, de même que des modalités de la transmission tant de la théorie que de la pratique psychanalytique par le biais des associations vient nous positionner autrement dans le présent débat. D’une posture de victime, elle nous pousse à nous poser en acteurs, par un questionnement qui ne peut avoir lieu qu’à l’interne et que l’on pourrait reformuler ainsi : « Qu’avons-nous fait de la psychanalyse ? ».
Notre expérience est que cette question trouve sa place, aujourd’hui, dans certains milieux ; en résonance peut-être avec les écrits qui se multiplient à ce propos : quelle est la place des psychanalystes dans leur propre devenir ? Le dernier en liste à notre connaissance, est le travail audacieux signé Sébastien Dupont [1] ; l’auteur n’y va pas de main morte, et s’il peut parfois sembler accusateur, au final, le lecteur demeure avec plusieurs voies (réalistes) pour l’avenir de la psychanalyse, à commencer par une ouverture à l’altérité. C’est d’ailleurs ce qui ressort du propos de nos auteurs : autres approches psychothérapeutiques, autres domaines de la connaissance, autres milieux d’intervention, autres dimensions – culturelle, artistique – du sujet, altérité en soi (qui fonde en quelque sorte la créativité), etc. Ne serait-ce pas là le plus fertile des « retours à Freud », à une humanité toute freudienne, à une inscription culturelle dans son époque et les milieux scientifique, culturel et humaniste qui y étaient en vogue. Un tel retour se veut toutefois non pas un enterrement, mais une inspiration à aller de l’avant !

En ouverture de notre dossier, Jean-Charles Crombez répond à notre question avec toute la créativité qu’on lui connaît. À partir d’une vignette, voire d’une anecdote issue de son travail (dans une perspective psychosomatique – où le corps et la psyché sont à la fois conviés dans l’intervention) en milieu hospitalier, il tente de dégager les ingrédients nécessaires pour qu’une intervention s’avère psychanalytique, notamment – mais pas seulement – dans les pratiques en milieu institutionnel.

Patricia Riaño aborde ensuite notre thème sous l’angle de son expérience personnelle de psychanalyste en institution. Elle nous rappelle que la soumission à un cadre institutionnel amène le psychanalyste à user de créativité, afin de respecter certaines conditions inhérentes à la pratique analytique, tout en évitant de priver – dans une logique puriste – la clientèle de ses services. Ainsi, elle situe son travail à court terme dans la perspective des rencontres préliminaires, avec les limites qui s’en suivent mais aussi, la richesse et l’ouverture qui peuvent en découler pour le sujet.

Pour clore notre série d’articles succédant au colloque de 2013, Carole Levert témoigne de sa façon toute singulière de côtoyer d’autres approches institutionnelles en santé mentale. Elle y relève ce qui met en cause la psychanalyse, puis questionne la place que la psychanalyse cherche à occuper dans l’institution, et plus généralement dans le social et auprès des autres professions. De son propos ressort la spécificité de l’écoute « orientée par la psychanalyse », de même qu’un rapport moins hiérarchique que de réciprocité à tisser avec d’autres professions ou sphères d’activité qui véhiculent des valeurs plus humaines qu’économiques.

Dans la rubrique Heteros, François Duparc nous convie à une exploration des plus pertinentes du travail psychanalytique, sous l’angle particulier du concept central de la pensée. Le lecteur est amené à faire le lien avec une pratique clinique où la demande première porte sur des symptômes au premier plan, qui se situent justement hors pensée, dans l’impensable, voire l’informe… Un article aussi intéressant du point de vue clinique que de celui du développement psychique et des assises fantasmatiques de celui-ci.

Par la suite, Alexandre L’Archevêque et Élise Bourgeois-Guérin élaborent sur l’oralité inhérente à la psychose, en lien avec leur pratique spécifique de psychologues en milieu communautaire, dans une communauté thérapeutique montréalaise, la Chrysalide. Leur objectif consiste à pousser plus loin la théorie de même que les fondements psychanalytiques d’une pratique clinique en milieu de vie, ce qui s’intègre tout à fait dans l’esprit de ce numéro où sont interrogés notamment les lieux où la psychanalyse peut s’inscrire, en 2014, hors cadre traditionnel.

Il est intéressant de remarquer que nos articles de la rubrique Psychanalyse à l’université répondent eux aussi en quelque sorte à l’interrogation de notre thème. Pour survivre, la psychanalyse n’a-t-elle pas intérêt à se développer également dans ce lieu – universitaire – de transition, en parallèle voire en partenariat avec les associations de psychanalystes ?

En ce sens, Pascal Roman et ses collaboratrices partagent avec notre lectorat une façon originale de transmettre – et pas seulement enseigner – la psychanalyse à l’université, dans le cadre d’un cours d’introduction qui permet aux étudiants de faire l’expérience pratique non seulement des concepts-clés, mais également de tisser des liens entre clinique et processus de création. Dans un autre ordre d’idées, Irène Krymko-Bleton aborde la spécificité de l’analyse du discours dans le cadre de recherches psychanalytiques universitaires. En résulte une approche novatrice de la recherche qui se veut tributaire non seulement de la théorie psychanalytique, mais également de l’apport non négligeable des linguistes à l’élaboration du sens au travers d’un matériau de prédilection de la connaissance du sujet humain : la parole. Ces deux articles nous ramènent à une dimension essentielle, semble-t-il, du devenir de la psychanalyse : la poursuite de son ouverture (amorcée par Freud, notamment) aux autres disciplines, artistiques autant que linguistiques.

Nous terminons ce numéro avec une entrevue réalisée par Laurence Branchereau auprès de Roland Gori, lors de son dernier passage à Montréal. Il est intéressant de constater que son choix fut d’aborder l’avenir de la psychanalyse, et ce, sans lien direct avec notre argumentaire. De fait, ses derniers écrits abordent plus ou moins directement cette large question sous différents angles, dont celui de l’épistémologie – entre sciences dites exactes et sciences humaines. De plus, selon une perspective socioculturelle (et même politique), il interroge le statut de l’individu, du sujet humain, de la santé et du bien-être, en lien avec ce « reste » (cette place de l’inconnu, du non savoir), cette interstice dans lequel l’écoute psychanalytique est appelée à s’immiscer.

Il y a cinq ans, Hélène Richard, fondatrice de la revue Filigrane, nous proposait, à Véronique Lussier et moi-même, un mandat exigeant : celui de
maintenir en vie, au XXI siècle, une revue de psychanalyse à Montréal. Il est vrai qu’à notre époque, toute revue aura du mal à survivre, dès lors que le papier constitue une richesse à préserver, que le monde occidental vit à un rythme accéléré (« pas le temps » est la devise de tout un chacun), et que l’information, voire même, la réflexion semble devoir être réduite à sa plus simple expression.

Aujourd’hui, le quotidien est en grande partie virtuel, et pour plusieurs, la vie s’inscrit quasi en direct sur le web : tout et n’importe quoi s’y (re) trouve puis s’y lit, en un clic… activité presque ludique : il suffit de trouver les mots clés. À l’heure où les échanges (même amoureux) ne dépassent pas quelques mots — contractés en plus, voire abréviés — sur un téléphone plus intelligent que nature, pourquoi s’acheter une revue, fût-elle « en ligne » ? Pourquoi lire un texte entier qui dans sa forme et ses fondements demeure toujours ouvert au doute, à l’interprétation et à la réflexion, alors que les articles dits scientifiques proposent des assertions claires et précises — je dirais même des résultats garantis ? L’heure du web et de l’instantané, ce temps toujours compté qui s’articule aux idéaux de l’hypermodernité… notre époque est-elle propice à une revue de psychanalyse ?

Maintenir en vie une telle revue, de nos jours, n’est donc pas une évidence, loin de là. Si les revues dites scientifiques bénéficient régulièrement de subventions fédérales et provinciales, ces subventions qui nous ont jadis été octroyées sont depuis quelques années impossibles à obtenir pour une revue comme la nôtre, considérant sa vocation clinique. Les résultats de recherches formelles (et plus traditionnelles) demeurent minoritaires dans nos pages, par rapport aux écrits des cliniciens, à partir de leur pratique et de leur recherche clinique. Pour maintenir la spécificité de Filigrane, nous sommes donc régulièrement amenés à déroger du format habituel des publications dites scientifiques — un format un peu figé, soit dit en passant, qui correspond peu à l’esprit d’ouverture à la créativité et l’originalité, inhérent à Filigrane, depuis ses débuts.

Marginale, Filigrane ? Peut-être, mais pas seulement, puisque nous maintenons les standards de rigueur associés au milieu « scientifique », notamment par l’évaluation anonyme de chaque article par un comité de pairs. Face à cette réalité, nous ne pouvons que souligner la nécessité de l’engagement de plusieurs collaborateurs qui bénévolement, assurent la pérennité de la revue mais aussi, l’adéquation de celle-ci aux préoccupations des milieux d’intervention — la pertinence de notre revue, en d’autres termes.

De ce questionnement constant sur la pertinence a d’ailleurs émergé le thème de l’année 2014 : « Qu’est la psychanalyse devenue ? ». En effet, avant même de mettre en doute le bien-fondé d’une revue de psychanalyse, encore faut-il savoir quelle est la place de la psychanalyse dans les milieux cliniques actuels. Formulé autrement : l’époque de la psychanalyse est-elle révolue ? Si oui, pourquoi mettre tant d’efforts à soutenir une revue qui traiterait de « sujets » — dans tous les sens du terme — passés date ? Élaborer davantage cette théorie, développer toujours plus cette pratique, tout cela intéresse-t-il des cliniciens soumis à un ordre ou une association qui mesure les bénéfices de leurs actes à l’aune des données jugées « probantes » ?

Et plus largement, que reste-t-il de la psychanalyse lorsque la population occidentale court plus que jamais après quelques minutes hors routine, hors travail… lorsque de toute façon, « prendre du temps pour soi » rime avec naviguer, voire errer sur le web, participer en temps réel à une dizaine de conversations SMS, lire une page littéralement infinie de Facebook, s’anesthésier (ou se mettre à off, c’est pareil) sur la PS3 à la maison et avec Angry Birds dans le métro, ou même, parquer son enfant devant un Mario Bros nouvelle génération ?

Pas le temps, donc, d’aller voir un psy plus d’une fois/semaine, et encore, il faut que ça aille vite — en quelques séances, c’est bon ? ! Ce qui se passe dans la consultation en bureau privé ne peut qu’entrer en résonance avec les milieux institutionnels où l’efficacité idéalisée est justifiée d’emblée par les fonds publics : il faut adopter des façons de faire efficaces, rapides, voire opérationnalisables (même la transmission et l’apprentissage de ces techniques doivent être quasi instantanés). Il faut que le « client » — entendre ici le patient, le contribuable, et même toutes les compagnies qui financent indirectement le système de santé — soit satisfait !
Bref, devant une psychanalyse qui apparemment n’a plus sa raison d’être, nous aurions pu laisser tomber la revue, nous désister de ce mandat. Mais
Filigrane, nous y croyons. Pour des raisons affectives, sans doute, pour plusieurs des membres ou ex-membres de la rédaction (aujourd’hui collaborateurs assidus), lorsque nous considérons ce legs inestimable d’Hélène Richard. Plus encore, nous souhaitons constamment revitaliser ce que nous considérons comme une plateforme incomparable pour la diffusion de la psychanalyse actuelle au Québec et dans la francophonie, sans la travestir, mais plutôt, en rendant compte de sa richesse et de son évolution.

Nous souhaitons pérenniser une revue branchée — notre site web toujours plus invitant en témoigne — « sur le clinicien ordinaire », tel que le formulait Hélène Richard. Une revue branchée sur la clinique, sur ceux qui sont « au front », dans différents milieux institutionnels et/ou communautaires, et qui sont à l’affût de la transmission d’un savoir théorique et clinique arrimé aux problématiques d’aujourd’hui, à une psychopathologie socioculturellement enracinée. Au Québec et ailleurs, il nous semble y avoir foisonnement d’un travail novateur, ciblant les dispositifs analytiques ou inspirés de la tradition psychanalytique, dont l’originalité et la créativité se doivent d’être partagés, commentés, et le cas échéant consolidés.

Néanmoins, si la psychanalyse est bien vivante dans certains milieux de pratique, elle ne saurait faire l’économie d’une théorie incarnée… par un, plus un, plus un clinicien qui y croit, qui sait la « représenter » au sens le plus banal du terme : la présenter de nouveau, encore et encore (et donc, toujours de façon sensiblement différente), aux divers sujets côtoyés, ces autres soignants, ces patients, leurs proches et leur famille. Représenter la psychanalyse aujourd’hui, nécessiterait toutefois une posture d’humilité de la part du clinicien qui ne peut se conforter dans le prestige, ou du moins le préjugé favorable dont la psychanalyse pouvait bénéficier auparavant.
En revanche, pourquoi ne pas tirer avantage d’un discours qui ne sera entendu que s’il se soutient d’une adresse adéquate à l’autre ? Fini le dogmatisme, fini le forçage d’une pensée dite — vous vous souvenez de Popper ?— irréfutable ! Aujourd’hui, parler de psychanalyse, en faire valoir l’apport exceptionnel en clinique, c’est l’incarner, c’est l’adresser à l’autre reconnu comme tel, et c’est peut-être… l’adapter (même si cette proposition ne fait pas l’unanimité) !

Un tel constat n’est pas exempt de défis. En effet, comment pratiquer une psychanalyse ou une approche d’orientation psychanalytique en maintenant un engagement suffisant envers la société qui nous entoure — et j’entends ici, tous les niveaux de cette société ? Comment être accessible, en se reconnaissant d’abord comme « clinicien ordinaire » s’adressant aux gens ordinaires (entendus ici comme la population en général, incluant ses marges) ? Comment être psychanalyste et « bien de son temps » ? Comment ne pas bouder les milieux qui, si parfois ils se montrent rejetants, ont peut-être surtout besoin, tel Thomas, de voir (on pourrait ajouter de lire, d’entendre) pour le croire ?

N’a-t-on pas un travail à faire, comme clinicien, pour maintenir une psychanalyse vivante en 2014 ? Pour la faire accepter dans les différents milieux d’intervention ? Pour en témoigner régulièrement ? Pour adapter (j’insiste !) notre pratique aux réalités du terrain ? Car la culture n’est pas seulement affaire de l’autre, l’étranger. N’avons-nous pas tendance à oublier qu’une culture est vivante parce qu’elle se transforme au gré du temps, au gré de ses constituants aussi… Est-ce que la psychanalyse n’a pas elle aussi intérêt à se laisser transformer par l’autre, l’altérité entendue ici comme l’autre qui la constitue : l’inévitable différence, l’incontournable hétérogénéité de tous ces praticiens, tous ces étudiants, tous ces autres… sujets ?

Alors, qu’est la psychanalyse devenue ?

Martin Gauthier ouvre notre dossier avec une réponse complexe : il resitue la place de la psychanalyse dans une perspective historique et socioculturelle, pour ensuite témoigner de l’humanité, voire l’humanisation des soins qui se perd au profit de la technique. S’il existe bel et bien une « technique psychanalytique », n’est-ce pas justement la place pour le sujet humain inhérente à cette technique qui en fait la spécificité ? En parallèle à un passage de la technique qui soumet à celle qui rend service, il y aurait passage, du fait de la psychanalyse, d’un sujet soumis à un sujet titulaire d’une responsabilité.

En second lieu, Nathalie Ragheb attaque notre thème de front quoique sous des apparences de légèreté, avec un texte signé, un « témoignage », où la question est posée autrement : que reste-t-il de la psychanalyse, pour les cliniciens hors institution psychanalytique ? Après tout un parcours psychanalytique — de l’analyse personnelle aux lectures et aux séminaires des plus poussés —, la référence psychanalytique serait-elle d’abord une posture singulière, soutenue par un travail de rencontre, d’écoute, et un regard spécifique accordé à l’autre, voire au social et à la société ? Est-ce là « l’essence » de la psychanalyse ?

C’est justement cette essence que l’article de Terry Zaloum nous permet de décortiquer : quels seraient les éléments essentiels pour qu’une approche se réclame de la psychanalyse ? L’auteure aborde cette question à partir d’une critique de la place de la psychanalyse dans les milieux institutionnels, une place à négocier, une place à « préserver ». Il en ressort que le clinicien est fortement sollicité dans son potentiel résistant et créateur pour parvenir à maintenir une posture analytique, et à offrir aux patients cette véritable relation, cet espace/temps d’écoute autre, de parole et d’élaboration, dans un cadre qui à première vue apparaîtra hostile à cette pratique.

Pour clore cette première partie de notre dossier, Serge Tisseron témoigne d’une évolution de sa conceptualisation des éléments fondamentaux inhérents à l’approche psychanalytique, par une étude du concept d’empathie. Son élaboration vise à remettre en cause la posture du psychanalyste au regard de son analysant… ce qui s’inscrit en continuité des considérations actuelles sur la psychothérapie. Qu’il s’agisse de l’efficacité thérapeutique et du lien thérapeute-client, ou encore de la nécessaire évolution de la pratique analytique au regard de la clientèle rencontrée par les cliniciens d’aujourd’hui, cet accent sur ce qui se joue entre le psy et son client, entre l’analyste et son analysant, serait un essentiel de l’approche psychanalytique. Du reste, l’auteur ramène le lecteur à ce qui est parfois moins assumé de cette posture : l’humanité — d’abord — du psychanalyste et sa position d’entre-deux, à la fois semblable et différent.

La rubrique « Hétéros », par définition consacrée à des articles hors thème, accueille néanmoins dans ce numéro des textes qui témoignent eux aussi de l’inscription toujours actuelle de la psychanalyse dans la société occidentale, dans la clinique d’aujourd’hui. Pascale Roger nous propose de reconsidérer la fonction paternelle, dans la mire de la société actuelle. Il en ressort que la psychanalyse d’aujourd’hui — la thématique du devenir de la psychanalyse n’est jamais bien loin — aurait un rôle subversif à maintenir, comme un rappel constant, envers et contre tous les imaginaires sociaux, d’un universel intrapsychique intrinsèque à tout sujet humain… inscrit dans le social. Puis, dans une perspective davantage clinique, Claude Rayna nous rappelle qu’à travers les nouvelles pratiques psychanalytiques se retrouvent toutes les formes de pratiques dites médiatisées, dont le psychodrame analytique. Pratique à la mode, dont les formateurs se multiplient, elle s’adresse non seulement aux adultes, mais également aux enfants et aux adolescents, en particulier à ceux qui présentent des failles de la symbolisation, ou du moins, une difficulté à mettre en mot, à représenter… Mise en acte encadrée — contrairement aux agirs fréquents chez ces patients —, le psychodrame devient l’un des moyens de travailler dans l’ici-maintenant transférentiel propre à tout cadre psychanalytique, notamment auprès de clientèles dites limites, possiblement surreprésentées dans nos cliniques.

La rubrique « Échos » fait place à deux courts articles qui complètent, quoique sous un autre angle, notre thématique : qu’est la psychanalyse devenue, pourrait-on dire, dans les nouvelles générations ? Quelle place pour la relève dans l’institution psychanalytique ? D’intéressantes réflexions critiques sont offertes en guise de réponse par Karine Roy-Déry. Dans un style tout aussi personnalisé, Nicolas Lévesque fait en quelques pages une démonstration originale de la place de l’écriture dans l’espace analytique, celui partagé entre analyste et analysant, mais aussi, celui de l’analyste dans l’après-coup de la rencontre.

Dans notre rubrique « Psychanalyse à l’université », France Gabrion et Louis Brunet explorent une autre voie du devenir de la psychanalyse : celle de la recherche universitaire. Cette riche étude de cas illustre combien le cadre de la recherche, lorsqu’adapté à certains paramètres inhérents à toute approche psychanalytique — libre association, analyse de la dynamique transférentielle, etc. — permet d’explorer un certain niveau d’enjeux intrapsychiques, relatifs à des problématiques psychosociales, comme c’est le cas ici pour la délinquance.

Finalement, pour clore ce numéro, Michel Peterson partage avec notre lectorat une entrevue menée en 2013 à Paris, avec le psychanalyste français Michel-Yvon Brun. À partir de son dernier ouvrage, Dieu, encore ? Jalons pour une théologie négative contemporaine, intervieweur et interviewé explorent la large et épineuse question du mal. Après Freud, puis André Green, Michel- Yvon Brun nous transporte au-delà du pulsionnel et de sa dualité, au-delà même de la jouissance. Sur fond de références Hindoues, il ouvre la voie de l’« éveil » de l’être à la multitude, à la complexité, à la contradiction… et à l’autre ? Il s’agit donc d’un précieux témoignage du devenir psychanalytique qui passe par l’ouverture, à la fois sur le monde (oriental notamment) et sur les autres disciplines — qui ont d’ailleurs fortement teinté la naissance de la psychanalyse — dont la philosophie.

par Sophie Gilbert et Véronique Lussier

Cette seconde partie de notre dossier sur les temporalités en psychanalyse nous amène à poursuivre l’exploration de ce vaste concept, cette fois sous l’angle particulier de l’arrimage entre temps et espace : autres contrées et autres époques, mais aussi la prise en compte de la situation analytique comme lieu de rencontre. Dans ce numéro, des considérations historiques et culturelles sont élaborées, en parallèle avec la perspective du fonctionnement psychique, dans la normalité comme dans la pathologie. Le lecteur ne pourra que constater combien la psychanalyse nous propose un temps autre, qui alimente encore aujourd’hui une pratique créatrice et fertile. Sous des angles complémentaires, nos auteurs rappellent aussi combien la psychanalyse est indissociable de la notion du lien social. Que celui-ci soit abordé dans une perspective de transmission générationnelle, de confrontation à une altérité menaçante, ou de relation transférentielle.

Notre dossier s’amorce avec une riche contribution de Janine Altounian.
Reconnue pour ses traductions de l’oeuvre de Freud, l’auteure nous présente ici l’arrimage du temps psychique, généalogique et historique dans la publication d’une oeuvre qui lui fut léguée, soit un témoignage personnel sur les traumas infligés par la déportation du peuple arménien. Janine Altounian nous autorise à la suivre sur le chemin sinueux des enjeux personnels et sociaux du traumatisme, qui croise celui d’un travail itératif de transmission adressée à l’autre : l’autre génération, mais aussi l’autre culture.

Puis, dans un registre plus clinique et sous un tout autre angle, ce thème de la violence telle qu’articulée à la temporalité psychique est abordé par Philippe Jeammet. Ici, la destructivité intrinsèque au sujet humain est considérée comme deuxième temps, ou même une possible brèche dans la linéarité d’un temps partagé. Il s’agit pour l’auteur de défendre la proposition de la destruction comme tentative de rétablir seul et pour soi une homéostasie perdue, ou de réagir à une menace de perturbation de celle-ci. La violence alimente ainsi des symptômes qui — bien que de façon malhabile — expriment néanmoins une volonté de vie.

Dans un registre didactique, Bernard Chervet propose aux lecteurs une
étude extensive de la temporalité particulière de l’après-coup, là où la chronologie semble s’inverser, et dévoile non seulement l’intemporalité mais aussi, le hors temps. Après un bref détour historique, l’auteur nous fait progressivement la démonstration de la prévalence de ce processus dans le fonctionnement psychique et surtout, illustre les différentes modalités de son approche (incontournable) dans la situation clinique.

Pour clore ce dossier, Antonino Ferro et Giuseppe Civitarese nous proposent de revisiter Bion, par le biais du concept d’« espacement » — ou espace-temps. Les auteurs démontrent de façon théorique, puis illustrent cliniquement ce concept, en lien avec la notion de « champ analytique », un concept dont Ferro a particulièrement bien documenté la pertinence dans ses écrits précédents. Cette centralité de l’espacement dans la situation analytique convie l’analyste à une place singulière, où la connotation affective, voire émotionnelle du partage de cet espace-temps apparaît fondamentale.

À la suite de ce dossier, la rubrique Héréros est l’occasion de compléter ce numéro en mettant l’accent cette fois sur l’autre extrémité de la polarité temps-espace. Les deux articles suivants abordent la question du lieu et plus précisément, la première et la troisième topique, en référence à la métapsychologie. Lise Marceau nous propose une synthèse de la proposition d’une troisième topique, à partir de son élaboration plus récente par W. Reid, mais en référence aussi à ses racines dans la pensée de Winnicott. Puis, c’est sous l’angle de la première topique qu’André Jacques utilise la métaphore des zones humides dans l’environnement pour discuter de la fonction essentielle du préconscient, de même que de la crainte que cet entre-deux-zones peut inspirer.

par Sophie Gilbert et Véronique Lussier

Cette année, Filigrane propose deux numéros sur le thème de la temporalité, telle que la psychanalyse nous en dévoile l’importance dans la cure, mais aussi, dans la compréhension du fonctionnement psychique. Indirectement, puisque le temps ne constitue pas un concept fondamentalement psychanalytique, la théorie psychanalytique permet d’entrevoir néanmoins l’omniprésence de cette notion, à tout le moins d’une temporalité psychique fondatrice du fonctionnement (psychique, mais aussi social) du sujet : la temporalité de l’après-coup, de l’actuel, celle du rythme développemental (dans les stades, les positions, et même les niveaux de représentation/symbolisation), celle abolie par le fonctionnement inconscient.

Incontournable, donc, en psychanalyse, la notion de temporalité peut être abordée sous différents angles, comme nous le démontrent nos auteurs : nouvelles perspectives pour l’intervention, compréhensions novatrices de la spécificité du travail psychanalytique, tel est le riche menu de ce premier numéro thématique de l’année.

La référence à la temporalité éclaire ainsi la clinique du traumatisme, du deuil, etc., mais aussi, l’entendement du développement humain —de l’originaire à la mort, en passant par l’autonomisation relative au passage à l’âge adulte. De plus, la spécificité du travail psychique dans un dispositif psychanalytique ne saurait faire l’économie d’une fine compréhension de la temporalité propre à la formation du symptôme et du rêve, notamment, de même que des différentes figurations du temps dans l’interprétation, la traduction, voire la butée de ces composantes essentielles du travail propre au clinicien d’orientation psychanalytique.

Pour inaugurer ce dossier, Nicolas Peraldi aborde la dualité d’une temporalité considérée au regard de deux mouvements distincts qui la constitue : Chronos et Kairos. En référence à ces concepts émanant de la Grèce Antique, ce point de vue original lui permettra de discuter puis d’illustrer l’accordage possible mais toujours houleux entre les dimensions sociales et psychiques d’un suivi auprès de jeunes en difficulté, fraîchement issus des services de protection de l’enfance, à l’orée d’un passage trop souvent entravé vers une inscription sociale, mais aussi d’un travail d’autonomisation et surtout, de subjectivation adulte.

Par la suite, dans une écriture à la fois limpide et didactique, Dominique Scarfone expose une compréhension de la temporalité en suivant le fil conducteur des entendements philosophiques et métapsychologiques de la perception, de même que celui du paradoxe de l’inconscient hors temps. Au fil des paragraphes, les lecteurs pourront démystifier autant de notions complexes telles la Chose, l’Actuel, ou même, le Sexuel. En découle une vision fort pertinente du travail psychanalytique, notamment du rôle de l’analyste dans la traduction qui ne saurait faire l’économie d’un rapport « déictique », et qui ne peut que se poursuivre au fil du temps, un temps à la fois toujours relatif à un certain originaire, mais paradoxalement, à jamais inachevé.

L’élaboration par Louise Pepin du concept de la trace poursuit, sous un autre angle, la question de l’intemporalité de l’inconscient. L’auteure revisite pour nous les conceptions freudiennes des formations de l’inconscient, du souvenir et de l’après-coup, dans une élaboration illustrée d’extraits cliniques. Comme un refrain, la butée de toute analyse, de tout travail d’interprétation, de représentation et plus largement de symbolisation se dévoile, en termes de l’inaccessibilité (ou l’inconnu) du réel, du traumatisme originaire, de l’ombilic du rêve. Particulièrement originale est la mise au travail de cette notion de trace, par l’auteure, dans le domaine de la création artistique.

Pour clore cette première partie du dossier, Marc Bonnet aborde la thématique de la temporalité par le biais des limites originaires et mortifères de celle-ci. Dans une riche élaboration théorique, il nous expose ce passage subjectif qui caractérise tout individu, tout en l’inscrivant dans le social et plus encore, dans le destin de l’humanité. Cet abord singulier de la temporalité s’avère particulièrement pertinent de par ses éclairages psychopathologiques et cliniques, en parallèle à des résonances spirituelles et anthropologiques.

Ce numéro s’achève avec la rubrique Heteros, par un article où Bernard Brusset traite de la question à la fois actuelle et controversée de la supervision des psychanalystes. Ce faisant, l’auteur démystifie les enjeux inhérents à cette pratique dans ses dimensions institutionnelles, certes, mais également, par extension, dans ses fondements et sa légitimité propres. Cet article interpelle à la fois les psychanalystes et leurs institutions d’appartenance, mais aussi les enjeux plus personnels relatifs à la personne du superviseur et du supervisé. Au passage, le lecteur pourra éclaircir certains aspects fondamentaux de la distinction entre cure et psychothérapie psychanalytique, et le délicat passage de l’une à l’autre dans l’approche du client/analysant.

Dans notre rubrique Entretiens, nous avons le plaisir de publier la version écrite de deux entretiens menés à Montréal, à l’occasion du passage en 2012 de Mesdames Danielle Quinodoz et Christine Anzieu Premmereur au Congrès annuel de la Société canadienne de psychanalyse [1]. Par un curieux hasard, ces deux psychanalystes ont choisi d’aborder respectivement les thématiques du vieillissement et des relations précoces mère-nourrisson, ce qui conclut de façon fort à propos notre dossier sur la temporalité.


[1À noter que ces entretiens sont également disponibles en ligne, sur notre site web.
par Sophie Gilbert et Véronique Lussier

Dans ce second volet (voir la première partie dans le vol. 21, n 1) de notre dossier sur l’engagement en psychanalyse, nous avons le plaisir d’accueillir
une diversité de points de vue sur la psychanalyse engagée. Qu’il s’agisse de l’implication du clinicien au sein d’une équipe institutionnelle, de la posture de la psychanalyse face à l’engagement du sujet dans la collectivité, de l’engagement mutuel dans une démarche thérapeutique, mais aussi du rôle particulier du clinicien-chercheur d’allégeance psychanalytique dans la compréhension de problématiques socioculturelles, tous nos auteurs témoignent de la vitalité d’une psychanalyse bien ancrée (engagée ?) dans l’actualité. Se rajoute à cette tonalité de l’engagement celle, plus pragmatique peut-être, de cliniciens qui œuvrent dans différents milieux d’intervention témoignant autant de la pratique en institution que de celle en milieu communautaire. Ce faisant, ils se confrontent à la nécessité d’imaginer de nouvelles modalité du cadre qui tiennent compte de la complexité des problématiques d’aujourd’hui, des savoirs issus d’autres champs épistémologiques, et ce, sans trahir cette discipline, et surtout, sans sombrer dans l’utopique abolition de tout reste (Lévy).

Comment se fait-il que cette psychanalyse, que ces cliniciens, qui prennent position dans les institutions, dans les communautés, ou par la force de leur plume, puissent cohabiter avec une image sociétale de la psychanalyse dépassée, isolée, vieillissante ? Y aurait-il une faille au plan de la diffusion de cette approche, des échanges autour de celle-ci, et surtout, de l’accessibilité de ces échanges dans les milieux cliniques moins spécifiques, et dans le social ?

D’un continent à l’autre, du Nord au Sud, ce numéro ravira ceux qui voient en l’engagement de la psychanalyse une véritable ouverture. Ouverture à d’autres disciplines, à d’autres cultures, à d’autres races, mais aussi, au socius comme partie intégrante du sujet. Autant d’auteurs que de points de vue, donc, dans ce second numéro. Foisonnement d’idées, de perspectives, et de diverses expressions du flirt (au sens pulsionnel d’Éros, du lien) de la psychanalyse avec d’autres disciplines. La psychanalyse n’a-t-elle pas été ainsi conçue ? En effet, la rigueur et la transparence des écrits freudiens démontrent bien la pertinence de cet échange, de ce dialogue entre la médecine, la philosophie, la littérature, l’anthropologie, etc., dans le processus de création, de la naissance (Bossé) à l’évolution constante d’une psychanalyse… engagée.

Notre dossier s’amorce avec une réflexion illustrée par une situation clinique complexe, relative à l’intervention psychosociale institutionnelle de nos services de protection de l’enfance. L’humilité de l’auteure, Lorraine Boucher, fera réfléchir tout clinicien sur les enjeux inhérents à son propre engagement auprès de ses analysants, clients ou patients. Quelle place est-elle laissée à l’autre : analysant, consultant, mais aussi, aux différents partenaires de l’intervention clinique ? Dans la situation présentée, l’engagement de l’analyste tient véritablement à l’espace accordé au déploiement d’un matériel de travail – à potentiel analytique – chez la famille, à l’aide des intervenants sociaux. Ici se dévoile le soutien inébranlable d’une psychanalyste, afin d’instaurer puis de protéger un espace de parole même dans les situations apparemment les plus réfractaires à cette approche.

Dans un certain recul par rapport au quotidien de la clinique, Roland Gori, avec le talent argumentatif que nous lui connaissons, offre une véritable dissertation à partir de l’historique du thème à l’honneur, pour ensuite aborder l’influence de l’environnement socioculturel sur le savoir et les pratiques, dont la pratique clinique bien sûr. Dans ce contexte, l’engagement de l’individu se fait au détriment de sa liberté, voire de ses possibilités de réelle émancipation, et parfois même, de subjectivation. Pourtant, la psychanalyse, en porte-à-faux avec cette domination d’un certain savoir, d’un certain pouvoir aussi, ne peut que faire valoir les vertus du récit et de la pensée, de même qu’une autre modalité de guérison, soit un premier pas vers l’émancipation du sujet. Il pourrait s’agir ici d’une élaboration théorique à partir de l’article précédent, ou d’une magnifique introduction à tous les cadres d’intervention présentés par la suite, dans lesquels la psychanalyse se met au service et s’installe, voire s’engage dans des milieux hétérogènes au cadre de la cure classique, mais surtout, se pose à contre-courant de certains mouvements socio- culturels dominants.

Pierre Joly nous présente ensuite la spécificité et l’originalité du travail psychanalytique de groupe en milieu communautaire. L’auteur y discute principalement de l’engagement des participants, de la modulation de leur posture initiale, vers une certaine dynamique de groupe qui fait image. Comment ce groupe est-il intégré par chacun comme objet, à la fois fantasmatique et réel ?

Une illustration clinique permet d’amorcer une réponse à cette complexe question. Et une interrogation s’impose : à quoi s’engagent ce groupe, et en particulier, son meneur-analyste envers chacun des participants ? Lourd mandat… de part et d’autre.

Dans la foulée de l’article précédent, relativement à l’originalité de l’implication de psychanalystes québécois dans la communauté, Isabelle Lasvergnas nous présente les premiers constats résultant des cinq ans d’existence de la Clinique psychanalytique de Montréal, une initiative de la Société psychanalytique de Montréal. L’engagement de psychanalystes à desservir une population plus vulnérable au niveau socioéconomique les a amenés à penser un cadre approprié pour ce faire. Non seulement s’agit-il d’évaluer la pertinence d’une analyse pour les consultants mais aussi, cette implication les invite à remettre en chantier des considérations cliniques fondamentales, telles les indications générales de l’analyse, les remaniements souhaitables ou non du cadre analytique, de même que l’ouverture à l’actualité de la souffrance psychique et de ses modalités.

Pour clore ce dossier, Malika Mansouri et Marie Rose Moro abordent un champ clinique très spécifique, celui de l’ethnopsychiatrie, au sein duquel la psychanalyse ne peut que s’inscrire en complémentarité avec d’autres disciplines, en premier lieu l’anthropologie. Par une recherche menée auprès de jeunes adultes français d’origine algérienne, le cumul de différents angles d’analyse permet d’affiner la compréhension psychanalytique d’événements tels que les émeutes de 2005 dans les banlieues parisiennes. Le clinicien ne peut que se sentir interpellé en tant que partie intégrante d’un système socio- culturel complexe et trop souvent conflictuel, et plus largement, dans son rapport à l’altérité (notamment, à l’autre culturel).

À la suite de ce dossier, le lecteur pourra découvrir le texte de deux entrevues menées au printemps dernier, à Montréal, auprès de psychanalystes européens de passage sur notre continent. Nous souhaitons remercier tout particulièrement monsieur Ghyslain Lévy, qui se souviendra que notre thématique de l’engagement en psychanalyse est justement née d’une conversation des plus animées que nous avons eu la chance d’avoir lors d’un précédent séjour. Cette thématique ressort naturellement, en filigrane, tout au long de cette entrevue habilement menée par Ellen Corin. L’on pourrait dire que c’est ici de l’engagement de la psychanalyse, comme discipline, qu’il est d’abord question. S’engager à l’encontre de la domination d’une pensée occidentale potentiellement aliénante pour le sujet. Là où le sujet risque d’être réduit en fonction d’idéaux d’unicité (unité ?), de communauté de pensée, de référents technologiques et scientifiques, bref, de tout ce qui abolit le reste, l’inconnu, l’insaisissable.

Une seconde entrevue retrace le parcours d’écriture de Jean-Michel Quinodoz, par l’entremise des questions de France Senécal. L’engagement de cet auteur envers la psychanalyse est palpable, de même que son grand souci de transmission d’un savoir sans cesse en évolution. Psychanalyste-écrivain, monsieur Quinodoz nous présente son ouvrage Lire Freud, lequel condense à merveille cette transmission, en évoquant le passage de son propre séminaire de lecture des textes freudiens, à un canevas didactique qui soutient aujourd’hui le travail de nouvelles générations de cliniciens. À travers l’évocation de ses expériences d’édition et de rédaction, monsieur Quinodoz dévoile les dessous d’un processus de création soutenu par la rencontre avec des psychanalystes incontournables… La création est abordée ici sous différents angles : en clinique, soutenue notamment par le rêve, puis dans les œuvres artistiques, et surtout, en tant que vecteur de vie.

La rubrique « Heteros » de ce numéro nous ramène du côté de l’engagement de la psychanalyse, cette fois entendue comme une façon de se lier, de s’engager donc, auprès d’autres disciplines, telles la littérature et la philosophie. Dans un texte très personnel, « signé », Michel Peterson propose une analyse informelle de Nelly (Arcan), là où l’auteure se confond avec le principal personnage de son œuvre. Curieusement, ici, l’auteur-clinicien semble laisser toute la place à celle qui a déjà tout dit, au travers de son œuvre… du moins, lorsque l’on se donne la peine de mettre en ordre les morceaux du puzzle, aussi habilement que l’aura fait Monsieur Peterson.

Ce numéro s’achève avec un texte d’envergure, un texte qui en soi constitue une référence, à lire et relire afin d’en saisir toutes les subtilités. Cet article, généreusement offert par Jean Bossé, retrace les éléments fondateurs de deux disciplines majeures, la philosophie et la psychanalyse, à partir de l’évocation en parallèle de deux scènes transférentielles.

L’auteur rapporte donc avec moult références les éléments fondamentaux de la relation établie entre Freud et Fliess, puis celle de Platon et de Socrate. Ce faisant, il dévoile peu à peu ce qui s’avère constituer les ingrédients du passage de l’amour (au sens d’Éros) à la création d’une nouvelle discipline.

Pour clore ce numéro, la rubrique « Échos » donne la parole à Dinara Machado Guimarães qui nous emporte vers le Sud avec une brève analyse d’un film brésilien : L’année où mes parents sont partis en vacances. Ici, c’est à la rencontre du cinéma, et au travers de celui-ci, du contexte sociopolitique ambiant que se porte la psychanalyse engagée.