
Qu’est la psychanalyse devenue ?
Volume 23
Partie 1
Il y a cinq ans, Hélène Richard, fondatrice de la revue Filigrane, nous proposait, à Véronique Lussier et moi-même, un mandat exigeant : celui de
maintenir en vie, au XXI siècle, une revue de psychanalyse à Montréal. Il est vrai qu’à notre époque, toute revue aura du mal à survivre, dès lors que le papier constitue une richesse à préserver, que le monde occidental vit à un rythme accéléré (« pas le temps » est la devise de tout un chacun), et que l’information, voire même, la réflexion semble devoir être réduite à sa plus simple expression.
Aujourd’hui, le quotidien est en grande partie virtuel, et pour plusieurs, la vie s’inscrit quasi en direct sur le web : tout et n’importe quoi s’y (re) trouve puis s’y lit, en un clic… activité presque ludique : il suffit de trouver les mots clés. À l’heure où les échanges (même amoureux) ne dépassent pas quelques mots — contractés en plus, voire abréviés — sur un téléphone plus intelligent que nature, pourquoi s’acheter une revue, fût-elle « en ligne » ? Pourquoi lire un texte entier qui dans sa forme et ses fondements demeure toujours ouvert au doute, à l’interprétation et à la réflexion, alors que les articles dits scientifiques proposent des assertions claires et précises — je dirais même des résultats garantis ? L’heure du web et de l’instantané, ce temps toujours compté qui s’articule aux idéaux de l’hypermodernité… notre époque est-elle propice à une revue de psychanalyse ?
Maintenir en vie une telle revue, de nos jours, n’est donc pas une évidence, loin de là. Si les revues dites scientifiques bénéficient régulièrement de subventions fédérales et provinciales, ces subventions qui nous ont jadis été octroyées sont depuis quelques années impossibles à obtenir pour une revue comme la nôtre, considérant sa vocation clinique. Les résultats de recherches formelles (et plus traditionnelles) demeurent minoritaires dans nos pages, par rapport aux écrits des cliniciens, à partir de leur pratique et de leur recherche clinique. Pour maintenir la spécificité de Filigrane, nous sommes donc régulièrement amenés à déroger du format habituel des publications dites scientifiques — un format un peu figé, soit dit en passant, qui correspond peu à l’esprit d’ouverture à la créativité et l’originalité, inhérent à Filigrane, depuis ses débuts.
Marginale, Filigrane ? Peut-être, mais pas seulement, puisque nous maintenons les standards de rigueur associés au milieu « scientifique », notamment par l’évaluation anonyme de chaque article par un comité de pairs. Face à cette réalité, nous ne pouvons que souligner la nécessité de l’engagement de plusieurs collaborateurs qui bénévolement, assurent la pérennité de la revue mais aussi, l’adéquation de celle-ci aux préoccupations des milieux d’intervention — la pertinence de notre revue, en d’autres termes.
De ce questionnement constant sur la pertinence a d’ailleurs émergé le thème de l’année 2014 : « Qu’est la psychanalyse devenue ? ». En effet, avant même de mettre en doute le bien-fondé d’une revue de psychanalyse, encore faut-il savoir quelle est la place de la psychanalyse dans les milieux cliniques actuels. Formulé autrement : l’époque de la psychanalyse est-elle révolue ? Si oui, pourquoi mettre tant d’efforts à soutenir une revue qui traiterait de « sujets » — dans tous les sens du terme — passés date ? Élaborer davantage cette théorie, développer toujours plus cette pratique, tout cela intéresse-t-il des cliniciens soumis à un ordre ou une association qui mesure les bénéfices de leurs actes à l’aune des données jugées « probantes » ?
Et plus largement, que reste-t-il de la psychanalyse lorsque la population occidentale court plus que jamais après quelques minutes hors routine, hors travail… lorsque de toute façon, « prendre du temps pour soi » rime avec naviguer, voire errer sur le web, participer en temps réel à une dizaine de conversations SMS, lire une page littéralement infinie de Facebook, s’anesthésier (ou se mettre à off, c’est pareil) sur la PS3 à la maison et avec Angry Birds dans le métro, ou même, parquer son enfant devant un Mario Bros nouvelle génération ?
Pas le temps, donc, d’aller voir un psy plus d’une fois/semaine, et encore, il faut que ça aille vite — en quelques séances, c’est bon ? ! Ce qui se passe dans la consultation en bureau privé ne peut qu’entrer en résonance avec les milieux institutionnels où l’efficacité idéalisée est justifiée d’emblée par les fonds publics : il faut adopter des façons de faire efficaces, rapides, voire opérationnalisables (même la transmission et l’apprentissage de ces techniques doivent être quasi instantanés). Il faut que le « client » — entendre ici le patient, le contribuable, et même toutes les compagnies qui financent indirectement le système de santé — soit satisfait !
Bref, devant une psychanalyse qui apparemment n’a plus sa raison d’être, nous aurions pu laisser tomber la revue, nous désister de ce mandat. Mais
Filigrane, nous y croyons. Pour des raisons affectives, sans doute, pour plusieurs des membres ou ex-membres de la rédaction (aujourd’hui collaborateurs assidus), lorsque nous considérons ce legs inestimable d’Hélène Richard. Plus encore, nous souhaitons constamment revitaliser ce que nous considérons comme une plateforme incomparable pour la diffusion de la psychanalyse actuelle au Québec et dans la francophonie, sans la travestir, mais plutôt, en rendant compte de sa richesse et de son évolution.
Nous souhaitons pérenniser une revue branchée — notre site web toujours plus invitant en témoigne — « sur le clinicien ordinaire », tel que le formulait Hélène Richard. Une revue branchée sur la clinique, sur ceux qui sont « au front », dans différents milieux institutionnels et/ou communautaires, et qui sont à l’affût de la transmission d’un savoir théorique et clinique arrimé aux problématiques d’aujourd’hui, à une psychopathologie socioculturellement enracinée. Au Québec et ailleurs, il nous semble y avoir foisonnement d’un travail novateur, ciblant les dispositifs analytiques ou inspirés de la tradition psychanalytique, dont l’originalité et la créativité se doivent d’être partagés, commentés, et le cas échéant consolidés.
Néanmoins, si la psychanalyse est bien vivante dans certains milieux de pratique, elle ne saurait faire l’économie d’une théorie incarnée… par un, plus un, plus un clinicien qui y croit, qui sait la « représenter » au sens le plus banal du terme : la présenter de nouveau, encore et encore (et donc, toujours de façon sensiblement différente), aux divers sujets côtoyés, ces autres soignants, ces patients, leurs proches et leur famille. Représenter la psychanalyse aujourd’hui, nécessiterait toutefois une posture d’humilité de la part du clinicien qui ne peut se conforter dans le prestige, ou du moins le préjugé favorable dont la psychanalyse pouvait bénéficier auparavant.
En revanche, pourquoi ne pas tirer avantage d’un discours qui ne sera entendu que s’il se soutient d’une adresse adéquate à l’autre ? Fini le dogmatisme, fini le forçage d’une pensée dite — vous vous souvenez de Popper ?— irréfutable ! Aujourd’hui, parler de psychanalyse, en faire valoir l’apport exceptionnel en clinique, c’est l’incarner, c’est l’adresser à l’autre reconnu comme tel, et c’est peut-être… l’adapter (même si cette proposition ne fait pas l’unanimité) !
Un tel constat n’est pas exempt de défis. En effet, comment pratiquer une psychanalyse ou une approche d’orientation psychanalytique en maintenant un engagement suffisant envers la société qui nous entoure — et j’entends ici, tous les niveaux de cette société ? Comment être accessible, en se reconnaissant d’abord comme « clinicien ordinaire » s’adressant aux gens ordinaires (entendus ici comme la population en général, incluant ses marges) ? Comment être psychanalyste et « bien de son temps » ? Comment ne pas bouder les milieux qui, si parfois ils se montrent rejetants, ont peut-être surtout besoin, tel Thomas, de voir (on pourrait ajouter de lire, d’entendre) pour le croire ?
N’a-t-on pas un travail à faire, comme clinicien, pour maintenir une psychanalyse vivante en 2014 ? Pour la faire accepter dans les différents milieux d’intervention ? Pour en témoigner régulièrement ? Pour adapter (j’insiste !) notre pratique aux réalités du terrain ? Car la culture n’est pas seulement affaire de l’autre, l’étranger. N’avons-nous pas tendance à oublier qu’une culture est vivante parce qu’elle se transforme au gré du temps, au gré de ses constituants aussi… Est-ce que la psychanalyse n’a pas elle aussi intérêt à se laisser transformer par l’autre, l’altérité entendue ici comme l’autre qui la constitue : l’inévitable différence, l’incontournable hétérogénéité de tous ces praticiens, tous ces étudiants, tous ces autres… sujets ?
Alors, qu’est la psychanalyse devenue ?
Martin Gauthier ouvre notre dossier avec une réponse complexe : il resitue la place de la psychanalyse dans une perspective historique et socioculturelle, pour ensuite témoigner de l’humanité, voire l’humanisation des soins qui se perd au profit de la technique. S’il existe bel et bien une « technique psychanalytique », n’est-ce pas justement la place pour le sujet humain inhérente à cette technique qui en fait la spécificité ? En parallèle à un passage de la technique qui soumet à celle qui rend service, il y aurait passage, du fait de la psychanalyse, d’un sujet soumis à un sujet titulaire d’une responsabilité.
En second lieu, Nathalie Ragheb attaque notre thème de front quoique sous des apparences de légèreté, avec un texte signé, un « témoignage », où la question est posée autrement : que reste-t-il de la psychanalyse, pour les cliniciens hors institution psychanalytique ? Après tout un parcours psychanalytique — de l’analyse personnelle aux lectures et aux séminaires des plus poussés —, la référence psychanalytique serait-elle d’abord une posture singulière, soutenue par un travail de rencontre, d’écoute, et un regard spécifique accordé à l’autre, voire au social et à la société ? Est-ce là « l’essence » de la psychanalyse ?
C’est justement cette essence que l’article de Terry Zaloum nous permet de décortiquer : quels seraient les éléments essentiels pour qu’une approche se réclame de la psychanalyse ? L’auteure aborde cette question à partir d’une critique de la place de la psychanalyse dans les milieux institutionnels, une place à négocier, une place à « préserver ». Il en ressort que le clinicien est fortement sollicité dans son potentiel résistant et créateur pour parvenir à maintenir une posture analytique, et à offrir aux patients cette véritable relation, cet espace/temps d’écoute autre, de parole et d’élaboration, dans un cadre qui à première vue apparaîtra hostile à cette pratique.
Pour clore cette première partie de notre dossier, Serge Tisseron témoigne d’une évolution de sa conceptualisation des éléments fondamentaux inhérents à l’approche psychanalytique, par une étude du concept d’empathie. Son élaboration vise à remettre en cause la posture du psychanalyste au regard de son analysant… ce qui s’inscrit en continuité des considérations actuelles sur la psychothérapie. Qu’il s’agisse de l’efficacité thérapeutique et du lien thérapeute-client, ou encore de la nécessaire évolution de la pratique analytique au regard de la clientèle rencontrée par les cliniciens d’aujourd’hui, cet accent sur ce qui se joue entre le psy et son client, entre l’analyste et son analysant, serait un essentiel de l’approche psychanalytique. Du reste, l’auteur ramène le lecteur à ce qui est parfois moins assumé de cette posture : l’humanité — d’abord — du psychanalyste et sa position d’entre-deux, à la fois semblable et différent.
La rubrique « Hétéros », par définition consacrée à des articles hors thème, accueille néanmoins dans ce numéro des textes qui témoignent eux aussi de l’inscription toujours actuelle de la psychanalyse dans la société occidentale, dans la clinique d’aujourd’hui. Pascale Roger nous propose de reconsidérer la fonction paternelle, dans la mire de la société actuelle. Il en ressort que la psychanalyse d’aujourd’hui — la thématique du devenir de la psychanalyse n’est jamais bien loin — aurait un rôle subversif à maintenir, comme un rappel constant, envers et contre tous les imaginaires sociaux, d’un universel intrapsychique intrinsèque à tout sujet humain… inscrit dans le social. Puis, dans une perspective davantage clinique, Claude Rayna nous rappelle qu’à travers les nouvelles pratiques psychanalytiques se retrouvent toutes les formes de pratiques dites médiatisées, dont le psychodrame analytique. Pratique à la mode, dont les formateurs se multiplient, elle s’adresse non seulement aux adultes, mais également aux enfants et aux adolescents, en particulier à ceux qui présentent des failles de la symbolisation, ou du moins, une difficulté à mettre en mot, à représenter… Mise en acte encadrée — contrairement aux agirs fréquents chez ces patients —, le psychodrame devient l’un des moyens de travailler dans l’ici-maintenant transférentiel propre à tout cadre psychanalytique, notamment auprès de clientèles dites limites, possiblement surreprésentées dans nos cliniques.
La rubrique « Échos » fait place à deux courts articles qui complètent, quoique sous un autre angle, notre thématique : qu’est la psychanalyse devenue, pourrait-on dire, dans les nouvelles générations ? Quelle place pour la relève dans l’institution psychanalytique ? D’intéressantes réflexions critiques sont offertes en guise de réponse par Karine Roy-Déry. Dans un style tout aussi personnalisé, Nicolas Lévesque fait en quelques pages une démonstration originale de la place de l’écriture dans l’espace analytique, celui partagé entre analyste et analysant, mais aussi, celui de l’analyste dans l’après-coup de la rencontre.
Dans notre rubrique « Psychanalyse à l’université », France Gabrion et Louis Brunet explorent une autre voie du devenir de la psychanalyse : celle de la recherche universitaire. Cette riche étude de cas illustre combien le cadre de la recherche, lorsqu’adapté à certains paramètres inhérents à toute approche psychanalytique — libre association, analyse de la dynamique transférentielle, etc. — permet d’explorer un certain niveau d’enjeux intrapsychiques, relatifs à des problématiques psychosociales, comme c’est le cas ici pour la délinquance.
Finalement, pour clore ce numéro, Michel Peterson partage avec notre lectorat une entrevue menée en 2013 à Paris, avec le psychanalyste français Michel-Yvon Brun. À partir de son dernier ouvrage, Dieu, encore ? Jalons pour une théologie négative contemporaine, intervieweur et interviewé explorent la large et épineuse question du mal. Après Freud, puis André Green, Michel- Yvon Brun nous transporte au-delà du pulsionnel et de sa dualité, au-delà même de la jouissance. Sur fond de références Hindoues, il ouvre la voie de l’« éveil » de l’être à la multitude, à la complexité, à la contradiction… et à l’autre ? Il s’agit donc d’un précieux témoignage du devenir psychanalytique qui passe par l’ouverture, à la fois sur le monde (oriental notamment) et sur les autres disciplines — qui ont d’ailleurs fortement teinté la naissance de la psychanalyse — dont la philosophie.