Entre toutes les sexualités du monde animal, celle humaine est la seule à être disjointe
de la reproduction, ce que signifie l’écart entre « instinct » et « pulsion ». La sexualité humaine
n’est ni naturelle, ni contre-nature ; elle est dénaturée. En l’enracinant dans l’infantile, en
dissociant le sexuel et le génital, Freud et la psychanalyse ont en quelque sorte « prolongé » cette
émancipation de la sexualité. Le primat revendiqué du genre sur le sexe, qui va jusqu’à affirmer
une polymorphie multipliant les genres bien au-delà de deux, peut s’entendre comme une façon
de pousser jusque dans ses derniers retranchements la « critique » de la nature comme de
l’idéologie dominante, à savoir celle hétérosexuelle et patriarcale. L’inconscient est-il lui aussi
fils de son temps ou est-il « politiquement incorrect », quels que soient l’ordre en place et la
pensée obligée ?

Mots clés : histoire de la sexualité ; pulsion ; féminité ; genre ; inconscient ; homosexualité.

Among all the sexualities we encounter in the animal world, only the human one is
disjointed from reproduction: for us, there is a gap between “instinct” and “drive”. Human
sexuality is neither natural nor counternatural, it is un-natural. By rooting it in the infantile and by
dissociating the sexual and the genital, Freud and psychoanalysis have in a way “prolonged” this
emancipation of sexuality. The idea of a primacy of gender over sex, which goes so far as to
assert a polymorphism that multiplies the genders well beyond two, can be understood as a way
of deepening the “criticism” of nature and of the dominant — namely, heterosexual and
patriarchal — ideology. However, is the unconscious the witness of our present time or is it
“politically incorrect”?

Key words: history of sexuality; drive theory; feminity; gender; unconscious; homosexuality.

« Qu’est-ce que l’être humain ? » La question est aussi ancienne que l’humanité. Peut-être même que sa formulation en constitue l’un des moments fondateurs. Ceci dit, en ce début de 21e siècle, elle fait rarement partie des discussions, du moins, de manière explicite (les œuvres de fiction et, plus précisément, de science-fiction sont souvent les rares à poursuivre la réflexion). Une variante plus prosaïque – « qui suis-je ? » – la remplace et introduit du même coup un terme litigieux : l’identité. En découle des questions pour le moins complexes : comment l’identité se construit-elle ? À partir de quels matériaux ? Quels sont ses pourtours, ses extrémités ?

Comme prolégomènes à une tentative de définition contemporaine de l’identité, mentionnons que, il y a de cela quelques décennies, celle-ci se situait à l’intérieur de balises morales relativement claires, imposées par l’Église. L’identité consistait alors à assumer docilement un rôle fondé sur des caractéristiques physiques et sexuelles apparentes : être un homme ou une femme, accomplir son devoir de pourvoyeur ou de donneuse de soins et se comporter en « bon(ne) chrétien(ne) ». L’enjeu était de taille, car le salut de l’âme en dépendait. Or, notre époque est marquée par un grand flou idéologique : des visions inconciliables rivalisent. Si, à travers la multitude, une idéologie sert de guide davantage que les autres, du moins en Occident, il s’agit du capitalisme, système de pensée qui prône la productivité, la performance et la consommation, non seulement comme mode de vie, mais aussi comme clé de l’épanouissement. Ajoutons que notre culture actuelle est résolument anti-mentaliste : l’intangible n’est pas; seule existe la réalité matérielle, à la fois observable et manipulable. Serions-nous à la poursuite de l’idéal technologique de la science baconienne selon lequel le but de la science est de contrôler la nature?

Quoi qu’il en soit, l’identité passerait en bonne partie par le corps dans la mesure où celui-ci est le « lieu du sujet ». Mais de quel « sujet » parle-t-on ici? Au sens psychanalytique, le sujet suppose une activité psychique, consciente et inconsciente. Or, dans ce monde essentiellement matière, chacun est libre de se définir comme bon lui semble, d’émettre son point de vue subjectif et souverain sur le corps qui le compose, ainsi que de façonner ce dernier grâce aux moyens offerts par la « science ». L’élaboration psychique de l’identité est accessoire; l’agir a le dernier mot sur la parole. Il va donc de soi que le dialogue est compromis, voire impossible. Par exemple, un homme, tant sur le plan du caryotype que de l’apparence, peut se proclamer femme si telle est sa conviction. Rien ni personne ne peut faire entrave à cette prise de position. Nous pourrions même dire qu’il y a désormais un tabou à se montrer perplexe ou critique par rapport à une telle démarche. Quiconque le fait risque d’être affublé du suffixe « phobe », manière contemporaine de condamner et de discréditer un interlocuteur. Concernant ce dernier point, n’est-ce pas d’ailleurs la peur d’être étiqueté xénophobe ou islamophobe qui en dissuade plusieurs de s’exprimer sur la place publique lorsqu’il est question de laïcité?

Toujours est-il que le contrôle exercé par le sujet sur lui-même a parfois un effet paradoxal : à travers l’exercice d’expression de soi et de définition de l’identité, il arrive que le corps soit traité comme un objet. Pensons entre autres à certains tatouages qui couvrent plus qu’ils ne disent, aux cas de piercings proches de la mutilation ou aux amputations non médicalement nécessaires. Pourrions-nous aller jusqu’à émettre l’hypothèse qu’en exerçant un tel  contrôle sur lui-même le sujet humain réifie son corps dans des proportions équivalentes? À travers ces attaques, qu’est-ce qui est donné à voir à l’observateur? Et à quelles fins?

Un corollaire du point qui précède est la croyance en la « plasticité [presque] infinie du corps », telle que véhiculée à travers les chirurgies esthétiques et les retouches numériques. Le corps est un matériau dont on prétend pouvoir extraire à peu près n’importe quelle forme; et contrairement au marbre, les coups de ciseaux peuvent être corrigés, annulés. La matière corporelle ne perd pas de ses possibles à mesure qu’on la transforme. En effet, les modifications opérées ne sont pas définitives, car ce qui a été ajouté peut être retiré. Quant à ce qui a été retiré, on peut le remplacer par un substitut biologique ou synthétique. Car le corps ne se limite pas au corps per se : il est tout ce qu’on lui greffe. Le sujet serait donc non seulement réduit au corps, mais ce dernier pourrait être partiellement ou même totalement synthétique? Du moins, il s’agit bel et bien là d’un des projets transhumanistes / posthumanistes : transcender les limitations du corps, quitte à passer du sujet humain au sujet androïde. Mais ce faisant, que reste-t-il de la vie psychique? Y a-t-il un « fantôme dans la machine »?

Plutôt que de poursuivre en élaborant autour de ces buts et idéaux à mi-chemin entre technologie et réalité, revenons quelque peu en amont de notre propos : la plasticité du corps est  « presque » infinie et on peut en extraire « à peu près » n’importe quelle forme. Les limites suggérées ici ne reposent pas sur les restrictions du corps ou de l’imaginaire, mais plutôt sur celles de nos moyens techniques : la « science » permet beaucoup, mais tout n’est pas encore possible. Cependant, rien ne nous permet de croire que la science plafonnera un jour; nombreux croient même que, tôt ou tard, nous pourrons faire l’économie des précautions suggérant l’existence de limites au façonnement « concret » de l’identité. C’est le cas de le dire, le rêve deviendra bientôt réalité.

Il s’agit sans doute là de l’axe central de cet argumentaire : dans notre monde contemporain, la fantaisie est moins vécue dans sa relation avec le désir qui la sous-tend qu’avec l’intention concrète de la traduire en actes. En effet, la fantaisie qui demeure fantaisie n’a pas la cote; son actualisation est de mise. Or, quels sont les enjeux d’un tel rapport à l’imaginaire, compris dès lors comme synonyme d’intention? Peut-il encore être un lieu de gestation ou est-il plutôt nécessairement une antichambre de l’action? En d’autres mots, est-ce qu’un espace de jeu et d’élaboration identitaire a toujours sa place?

D’ailleurs, qu’en est-il du jeu initié par l’enfant avec le parent, notamment autour de son identité de genre, problématique au cœur des débats actuels? Peut-il lui permettre de dénouer certaines impasses ou est-il plutôt compris dans son sens le plus manifeste et littéral, nonobstant les limitations de l’enfant à appréhender une réalité aussi complexe que celle du genre? Le cas échéant, pour quelle(s) raison(s)? Est-ce dû au propre vacillement identitaire du parent, lui-même dépourvu de repères externes et de principes directeurs pour s’y retrouver et accompagner son enfant? Sur quels modèles l’enfant peut-il alors prendre appui? Ces questions, aussi polémiques soient-elles, méritent d’être posées.

Sans dénier à qui que ce soit le droit de disposer de son corps, de son sexe biologique, de son genre selon sa volonté, ne devrions-nous pas nous pencher sur les liens manquants entre la pensée psychanalytique et ces nouvelles formes d’actions sur le corps qui se veulent action sur l’identité comme « constat », au risque d’omettre la complexité de sa construction? La parole est à vous, cliniciennes et cliniciens de tous milieux, œuvrant auprès d’enfants comme d’adultes, spécialistes ou non des questions touchant à l’identité, dont celle du genre. Car tous faites partie de ce monde aux innombrables possibles. En ce début de 21e siècle, diriez-vous que le processus identitaire est souvent plus près d’un soliloque réifiant que d’un dialogue instauré autour du jeu et de la fantaisie? Dans un contexte où la volonté individuelle semble péremptoire, est-ce que les seules limites effectives de l’identité sont celles de la science technologique ou est-ce que d’autres balises, tel l’imaginaire, les fantasmes et les désirs inconscients ont encore un rôle à jouer?

 

Alexandre L’Archevêque
alarcheveque@yahoo.ca

Se centrant sur le premier entretien et en écho aux deux fils rouges qui sous-tendent l’ensemble des articles – l’analyse constante du contre-transfert et la nécessité d’un tiers externe bien réel dans le traitement des pathologies les plus graves – l’auteur montre qu’il ne suffit pas de s’en tenir aux représentations que nous nous faisons du patient, mais qu’il importe de s’enquérir de sa conception de ses problèmes et de comment il anticipe l’aide du psychanalyste. Si la « théorie thérapeutique » du patient diffère de ce que nous pensons lui proposer, il convient de le lui expliquer brièvement et de lui permettre d’y réfléchir hors de notre présence. Le but est de lui indiquer que nous ne nous plaçons pas dans un rapport où un thérapeute prescrit un traitement à un malade, mais que nous lui offrons une relation de collaboration. Ceci permet le plus souvent d’éviter des interruptions prématurées trop fréquentes, certes décevantes pour le thérapeute, mais surtout néfastes pour les patients.

 

Roger Dufresne, médecin psychiatre, psychanalyste, membre émérite de la Société canadienne de psychanalyse, membre fondateur en 1969 de la Société psychanalytique de Montréal, et membre titulaire de la Société psychanalytique de Paris. Il est également psychanalyste formateur à l’Institut psychanalytique de Montréal, et à l’Institut canadien de psychanalyse. Auteur d’articles importants, il a dirigé au Pavillon Albert Prévost (Hôpital Sacré-Coeur) et à l’Hôtel-Dieu de Montréal pendant plusieurs décennies un séminaire de consultation psychanalytique qui a été marquant pour plusieurs générations de cliniciens. Il a été vice-président de l’IPA/API.

Comment comprendre la puissance de l’image, sa capacité à signifier ce qui nous « regarde » (Didi-Huberman, 1992) ? Comment la psychothérapie à médiation artistique peut-elle répondre aux visées cliniques qui guident les aménagements du cadre requis avec certains patients pour qui la cure-type n’est pas indiquée ? Il s’agira de prendre en considération certains points de convergence propres à la méthode psychanalytique telle qu’elle se déploie dans la situation analysante et en psychothérapie psychanalytique médiatisée, propos centré sur le pouvoir de figuration du mot et de l’image, sur l’associativité qui en découle et sur la disposition du psychothérapeute à saisir ce qui se présente dans le récit du patient, qu’il soit langage verbal ou visuel. Le cas d’une patiente souffrant de dépression majeure servira d’étayage afin de montrer comment la mise en oeuvre de dispositifs d’objectivation permet le travail de symbolisation d’expériences psychiques primaires jusque-là non métabolisées.

Josée Leclerc, psychothérapeute psychanalytique et art-thérapeute, Professeure agrégée et directrice du programme de maîtrise, Département de thérapies par les arts, Université Concordia. Auteure de deux ouvrages sur les rapports entre art et psychanalyse, elle s’est principalement intéressée à la question du dessaisissement créateur, à la fonction de l’image en tant que support de la représentation psychique, et à la théorisation du dispositif de la thérapie par les arts.

L’auteur souligne l’importance des conditions à respecter pour l’émergence d’un travail de symbolisation. La question de la symbolisation primaire et des carences qui ont pu l’accompagner dans les premières rencontres avec l’objet devient le socle à partir duquel les questions du cadre et de transfert sont évoquées. Le registre de la matrice de contact et la fonction du répondant sont alors tout particulièrement étudiés, en tant qu’ils représentent des outils précieux pour prendre en compte l’impact du rapport à la temporalité au décours de la dynamique psychothérapique : l’émergence d’un travail de symbolisation ne peut se réaliser sans la confrontation de rythmes que le fait institutionnel est en mesure de contenir, fonction complémentaire à la dynamique d’appropriation subjective engendrée par la situation analytique.

 

Vincent Cornalba, psychologue et psychothérapeute psychanalytique, Chargé de cours à l’UFG Sciences Humaines Cliniques, Université Paris 7 Denis-Diderot, et Maître de conférences en psychologie au Département « Carrières Sociales » de l’IUT de Bobigny. Membre du comité de lecture de la revue L’autre, les travaux de Vincent Cornalba portent prioritairement sur la clinique de l’adolescence et les enjeux identitaires.

La consultation psychanalytique dans un Bureau d’aide psychologique universitaire (BAPU) s’adresse en France à des étudiants de toutes origines. Si l’existence de « l’Institution » dans sa fonction tiercéisante dans la cure permet à l’analyste un appui souvent précieux pour des patients difficiles, c’est essentiellement de la possibilité d’adaptation du cadre de traitement et de son corollaire, la souplesse du cadre interne de l’analyste, dont il sera question dans ce texte. On montrera, dans l’exposé du parcours clinique d’une jeune femme chinoise touchée par des traumas multiples, l’attitude empathique et la capacité à s’adapter au monde interne de la patiente qui ont guidé le travail de l’analyste, et ont fait fonction contenante de multiples éléments traumatiques déliés.

Jérôme Ballif, psychologue, psychanalyste, travaille au Bureau d’Aide Psychologique Universitaire (BAPU Pascal), Fondation Santé Étudiants de France. A longtemps été affilié à la Société de Psychanalyse Freudienne, et accueillant de 1999 à 2008 à la Maison Verte, Paris, lieu d’accueil enfants/parents co-fondé par Françoise Dolto. Il s’intéresse plus particulièrement aux questions du traumatisme, du transgénérationnel, ainsi qu’à la clinique du jeune adulte.