Nous lançons un nouvel appel de textes pour nos deux prochains numéros, portant sur l’impact des nouvelles technologies sur la construction psychique et ses effets sur la clinique. À vos claviers : la date limite est le 31 mars 2025 !
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FOND D’ÉCRAN
Par Avril Blanchet et Élodie Adam-Vézina
Nous sommes en 2024, près de vingt-cinq années après la hantise du bogue de l’an 2000. Plusieurs d’entre nous s’en souviennent : le 31 décembre 1999, à 23h59, entre angoisse, fascination et amusement, nous assistions au tournant du millénaire, lequel allait révéler si les technologies informatiques pouvaient ou non suivre la cadence du temps. Puis, à 0:00, le 1er janvier 2000, rien. Nous nous étions faits bien peur, le bogue de l’an 2000 n’était qu’une farce, le produit de notre imagination collective fertile en scénarios de fin du monde. Après les feux d’artifices, le soulagement et l’autodérision, le monde a continué sa marche vers un futur inconnu, pour un instant stabilisé. Nous sommes passés à autre chose, à des tragédies plus concrètes.
Depuis, le bogue de l’an 2000 nous a rattrapés par l’angle mort du quotidien. Grâce au Big Bang des technologies numériques, l’univers « connecté », loin de s’effondrer, a poursuivi son expansion… et s’est démultiplié : l’individu a été propulsé bien au-delà de son corps, dans la physique des « métavers ». Le temps du lien, autrefois assujetti à la présence, au souvenir ou à l’imaginaire, est désormais inscrit dans l’immédiateté d’un contact virtuel, dématérialisé et presque tyrannique dans son insistance à commander une réponse réflexe. Les messages textes en parallèle, les fils de discussion qui se croisent et s’entremêlent, nos écrans surchargés d’onglets à consulter renvoient au fantasme immémorial d’ubiquité. Partout en même temps, tout le temps, maintenant !
L’écart entre le réel et le virtuel allait donc devenir de plus en plus exigeant à maintenir, le rythme de la technologie générant un état de tension et de vigilance. Certains, galvanisés par les promesses de la « réalité augmentée », semblent délaisser le monde réel qui, dans son prosaïque dénuement, prend des allures de terrain vague désaffecté. D’autres se sentent impuissants face aux questions posées par l’intelligence artificielle, l’hypertrucage ou la désinformation, craintifs d’en arriver un jour à ne plus avoir les moyens de distinguer le vrai du faux.
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La psychanalyse s’est nourrie, depuis la cure type, des nouvelles réalités cliniques : celles des psychoses, des groupes, des institutions, des états limites, des troubles psycho-somatiques, des adolescents, des bébés, etc. De telles mises à l’épreuve de son cadre théorico-clinique ont permis de revoir les dispositifs et modalités, voire de repenser certains fondements métapsychologiques afin de comprendre la diversité des tableaux et de mieux s’arrimer à la souffrance des patients.
Le clinicien contemporain est amené lui aussi à poursuivre cette incessante adaptation lorsque le discours de son patient est interrompu par les notifications des messages textes qui ramènent, dans l’espace thérapeutique, la présence des autres, proches et lointains. En dehors des séances, c’est le patient qui se rappelle au clinicien par le truchement, à distance, des virements bancaires pouvant être effectués à tout moment plutôt que par un chèque passant d’une main à l’autre, pour clore la rencontre. Quel impact le rappel constant d’autrui a-t-il sur la qualité de présence – à l’autre et à soi ? La « capacité d’être seul » est-elle entravée par l’effraction du virtuel dans la vie quotidienne, ainsi que dans le bureau du clinicien ?
Paradoxalement, aller à la rencontre de l’autre est la pierre angulaire des applications auxquelles nombre de patients ont recours afin de rencontrer un partenaire amoureux ou sexuel et dont ils nous exposent les termes : ghosting, love bombing, breadcrumbing, gaslighting, autant de mots qui renvoient à des réalités qui, à défaut d’être complètement nouvelles, sont favorisées par les nouvelles technologies. Quelle place pour le manque et le désir dans ce marché de la séduction où l’interchangeabilité est reine et où la temporalité de la rencontre est accélérée ?
La disponibilité de l’autre concerne aussi la thérapie. Que devient la demande du sujet lorsqu’il est possible d’avoir accès à des services de relation d’aide par message texte et d’en disposer selon l’appréciation qu’on en fait ? Et qu’en est-il du thérapeute comme sujet, à l’ère de l’intelligence artificielle (I.A.) ? L’I.A. prodigue des conseils et porte assistance d’une façon si rapide et concrète qu’il est pertinent de se demander quelle place elle prendra dans les soins en santé mentale, parallèlement à la médecine qui y a déjà recours pour les diagnostics, notamment.
Quant à la télépratique, celle-ci est passée de marginale à commune depuis la pandémie de 2020, non sans générer une série de questions qui concernent notamment le corps : quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes à l’écoute et au dire ? Comment (re)penser le rapport à la distance et à l’espace dans cette nouvelle modalité thérapeutique ? C’est l’ensemble du cadre dans ses repères, tant spatiaux que temporels, ainsi que la posture du clinicien qu’il devient pertinent de questionner dans la foulée de l’utilisation de plus en plus étendue des nouvelles technologies en clinique.
Par ailleurs, il est pertinent de se pencher sur les effets de l’appareillage digital sur le corps psychique. Le téléphone cellulaire dans la main, le doigt sur l’écran, la montre au poignet, tenteraient-ils de panser les brèches d’un moi-peau en quête d’apaisement et pour lequel l’autre se serait avéré défaillant? Le rapport de dépendance aux « prothèses électroniques » est-il semblable – et pire! – que celui à la cigarette, par exemple? Les données biométriques compilées lors de nos activités quotidiennes nous ramènent vers notre corps, mais celui-ci ne s’en retrouve-t-il pas alors comme une « chose » à contrôler? Et que dire des prescriptions, médicales ou non, de marches en forêt, de visites aux musées, de méditation de pleine conscience et de classes de yoga? Si les technologiques numériques exacerbent le mal de vivre dans notre peau, tout en proposant des solutions faites de mesures en discontinu, qu’advient-il du besoin d’intériorité ?
Le choc entre l’absence de limites de l’univers virtuel et les trop grandes limites du champ expérientiel humain est brutal. L’un est dicté par l’♾️ des mathématiques, l’autre par la mortalité du corps. Au cœur de ce tiraillement, la plasticité psychique, celle qui permet à chaque génération d’intégrer et d’éprouver son identité malgré une culture en constante évolution. Or, cette plasticité psychique est-elle suffisante pour assimiler à sa pâte, humaine, l’élément radicalement autre des nouvelles technologies ? La hantise de notre mortalité, de notre désaide, a été un formidable moteur d’avancées technologiques et scientifiques. Mais le désir d’échapper à la mort acterait-il également une mise à mal du vivant, ainsi que l’attrait irrésistible de Thanatos ?
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L’impact des nouvelles technologies sur la construction psychique et ses effets sur la clinique est un vaste thème dont nous commençons à peine à appréhender les conséquences. Si nous en avons présenté ici un portrait plutôt sombre, cet argumentaire ne constitue que le fond d’écran d’une invitation faite à des auteurs de tous horizons pour nous aider à penser, avec la psychanalyse, ce qui est à l’œuvre dans cette mutation anthropologique majeure. Nous espérons que les différentes réflexions convoquées pour les deux prochains numéros de Filigrane pourront aider cliniciens et chercheurs à en ouvrir l’horizon et à apprivoiser le désormais incontournable cyborg en chacun d’entre nous.
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