
La langue vivante de la clinique psychanalytique I
Volume 20
Partie 1
par Véronique Lussier et Sophie Gilbert
Pour ses deux dossiers thématiques de 2011, Filigrane conviait ses auteurs à témoigner de « la langue vivante de la clinique psychanalytique ». La réponse fut prompte à venir et volubile, signe que la question de la langue anime toujours aussi profondément la communauté psychanalytique contemporaine.
Certes dès l’origine, langue et psychanalyse sont indissociables : « talking cure » oblige. Mais il s’agit, on le sait, d’une langue bien particulière, celle qui est traversée, structurée par l’inconscient. Telle est notre langue commune, notre matériau de travail dans la rencontre analytique toujours au plus près du « Site de l’étranger » pour paraphraser Fédida. Il y a la langue que l’on prononce, celle que l’on entend, celle que l’on écoute, celle qui se livre et se refuse à la fois. La langue et ses intrus, la langue du rêve, la langue des rébus. La psychanalyse est depuis toujours attentive aux ratés, aux non-dits, aux silences, à la langue trouée de l’inconscient. Les mots pour le dire et pour le taire, le déguiser, le révéler. Sans oublier que la langue de l’analysant, comme celle de l’analyste, est aussi véhicule de culture, d’histoire, de migrations, d’aliénation.
On peut d’ailleurs mettre en doute la notion d’UNE langue psychanalytique, là où les querelles idéologiques livrées à mots couverts évoquent pour d’aucuns une véritable tour de Babel… Reste que les auteurs qui ont contribué à ce numéro du printemps ont trouvé une voix commune, celle qui s’adresse au lecteur pour dire sans équivoque une psychanalyse vivante, plurielle et métissée, passionnément habitée par la question de sa (ses) langue(s).
Janine Altounian dit trouver pour son article « un heureux appui dans un fait de langue en allemand » : le même substantif « Übertragung » désigne à la fois « transfert » et « traduction ». Elle se propose d’établir un parallèle entre deux types de traduction : « la traduction d’une langue à une autre et la traduction en mots – effectuée dans le champ transférentiel et dans celui de l’écriture – de ce qui n’en disposait pas pour se dire ». Une certaine analogie peut ainsi s’établir, nous dit-elle, entre la traduction linguistique et celle du travail analytique dans la cure ou l’écriture, « soit parce que les mots de l’original sont étrangers à cet autre qu’est le lecteur, soit parce que l’originel, transmis sans mots, doit trouver ses mots en présence de l’autre du transfert ». Lorsque l’auteure évoque « la traduction, en une langue, de ce qui ne pouvait s’exprimer en un langage », elle fait référence à son expérience d’analysante « qui cherchait à traduire » ce qui du silence des survivants aux meurtres de masse se transmettait à leurs enfants ». Sur la base des postures à l’œuvre dans ces deux modes d’activités linguistiques (l’écriture d’une analysante et la traduction de Freud) Janine Altounian explore la « pulsion à traduire ».
Pour Ghyslain Lévy, « interroger ce qui fait le lieu vivant de la langue, sa condition vivante ou survivante », revient nécessairement à le ramener à son expérience de la psychanalyse, « c’est-à-dire à la mise à l’épreuve singulière d’une telle interrogation ». Dans sa contribution à notre dossier, il s’interroge sur ce qui fait la relation vivante de chacun à l’étrangeté de « sa » langue, et se demande si la langue ne vient pas « toujours interroger le fond catastrophique dont elle doit s’arracher, ce fond de silence ou plutôt de mutisme qui la guette, cette obscurité qui la menace ? » Pour cet analyste, le « drame de la langue » traverserait précisément toute l’œuvre freudienne, « car si celle-ci avait, au début de la psychanalyse, le pouvoir de faire la clarté et de repousser au plus loin les ombres envahissantes, de sauver ainsi la subjectivité humaine en l’arrachant à l’indicible, c’est désormais, sous la souveraineté de la pulsion de mort, la langue elle-même qui devient paradoxalement l’instrument du meurtre de la subjectivité ». En évoquant les génocides récents de notre époque, Ghyslain Lévy dénonce pour sa part « la dominance actuelle d’une langue de la technique, réduite à son savoir-faire », et le risque d’en venir à « disqualifier la fonction identifiante de la parole ». Pour lui, la question de la langue interrogée par la psychanalyse « ne peut faire l’économie de ce qui constitue tout régime de parole dans un système démocratique, et de ce qui la destitue en instituant un régime de la langue qui porte l’héritage de sa déshumanisation post-totalitaire ». Il s’interroge à savoir s’il y aurait ultimement « avec cet écrasement du langage technique l’équivalent d’un meurtre de la langue dans sa fonction de nomination ».
Marie-Ange Pongis-Khandjian fait valoir que « le mythe de la tour de Babel, considéré traditionnellement comme une punition divine, peut cependant aussi être vu comme un facteur d’essor humain ». Elle explore son enfance dans un environnement plurilingue, privilège apte à « aiguiser le sens de la nuance et le goût de la différence », mais comportant tout de même son lot de difficultés. L’auteure aborde
la question du polyglottisme en psychanalyse et s’interroge sur les liens entre langue, migration et identité culturelle, préoccupation qui l’interpelle personnellement « depuis longtemps ». Elle évoque les tenants d’une identité composite, « sorte de mosaïque transmise/construite et mouvante », et le surgissement, à la faveur d’une première cure analytique, de « mots-corps liés à l’infantile », témoins de ce « pétrissage corps/langue/psyché ». À travers de courtes vignettes issues de sa pratique clinique, l’auteure aborde en terminant les enjeux reliés à la question de la langue maternelle, à l’exil linguistique et au multilinguisme inscrits au cœur de sa profession.
Enfin, Florian Houssier et Clara Duchet soumettent une réflexion qui « tend à articuler langage et métaphores », en prenant des exemples dans les champs culturel (le film Entre les murs) et psychopathologique (l’histoire de Jacques). Avant d’illustrer les effets du langage et de la métaphore ou leurs apories, les auteurs proposent un détour théorique pour poser quelques points de repères sur les origines de l’accès au langage, en rappelant que « l’enfant ne naît pas seulement dans un bain d’affect, il vient également au monde dans un bain de paroles ». L’investissement libidinal du lien, depuis les premières lallations, scande le parcours jusqu’à la maîtrise de l’angoisse liée à la perte de l’objet d’amour. En tant qu’une des premières activités symboliques, le langage « devient un outil fondamental pour une nouvelle évolution du fonctionnement psychique » et « favorise l’accroissement du monde des représentations internes ». Florian Houssier et Clara Duchet soulignent combien cet enjeu de transmission dépend de « la qualité de refoulement et de la métabolisation de fantasmes parentaux », à défaut de quoi le sujet se trouvera confronté à des « restes intraduisibles » tel qu’en témoigne le clivage dans la psychopathologie. Les auteurs poursuivent leur interrogation de la valeur du langage à travers l’usage récurrent de métaphores thermiques dans les énoncés de Jacques, venu consulter pour une problématique de pédophilie. Les auteurs tiennent à préciser que l’examen de la façon dont le langage s’insère ici dans la dynamique transférentielle ouvre sur la compréhension de la qualité psychique propre à la métaphore et qu’il n’est pas question de « donner une réponse » ou d’analyser le cas en fonction d’objectifs thérapeutiques : « Les mots ne sont pas seulement des viatiques pour symboliser et faire passer idées et affects ; ils sont aussi le lieu du malentendu, où se glisse l’histoire du patient et des effets de la rencontre intersubjective ».