
Adieu œdipe, bonjour narcisse ? I
Volume 19
Partie 1
par Sophie Gilbert et Véronique Lussier
La société évolue : nouvelles technologies, nouvelles configurations familiales, et nouveau mode d’investissement de l’enfant au sein de celles-ci.
La clinique semble vouée à une pareille évolution, ce qui se traduit d’ailleurs par le remaniement en cours de la nosographie nord-américaine (DSM-V en chantier), remaniement qui semble témoigner à la fois d’une quête et d’une incertitude des cliniciens confrontés à de multiples pathologies et conduites, dès lors qu’elles sont dissociées de leur ancrage dans un fonctionnement psychique complexe.
En fait, du côté de la psychanalyse, la question semble se poser autrement. On pourrait parler d’une extension vers le social, le relationnel (ou l’environnement), avec une insistance sur la prime enfance, le pré-oedipien, et l’intérêt accru pour les psychopathologies narcissiques-identitaires et les traumatismes infantiles précoces, voire précocissimes.
Évolution ou involution ? En développant ainsi de nouveaux concepts et de nouvelles terminologies, en évoluant vers une meilleure intrication entre psychisme et social, aux dépens de la vision freudienne d’une psyché ancrée dans le biologique et aux assises universelles (phylogénétiques), n’y a-t-il pas un risque de faire taire le sexuel, l’économique, le pulsionnel?
Au sein de ses deux numéros thématiques de l’année 2010, Filigrane présente les vues de psychanalystes qui s’interrogent sur le devenir d’Œdipe avec une acceptation de la limite du savoir qui leur est propre. Il semble qu’une adaptation des psychanalystes à la société d’aujourd’hui et à la compréhension de la psychopathologie soit nécessaire, sans pour autant succomber à un travestissement de leur fonction et de certains fondements métapsychologiques…
Florence Guignard, à partir de son expertise de psychanalyste d’enfant, interroge le développement psychique, puis le travail clinique psychanalytique à l’aire du virtuel et de l’éclosion des nouvelles technologies de l’information. Que deviendront la capacité d’être seul, la symbolisation, les différences des sexes et des générations, la latence, la sphère de l’affectif et celle de la pensée, dans ce monde de l’immédiateté, de l’imaginaire, du plaisir hors-réalité ? Beaucoup de questions posées, quelques réponses amorcées, dans une perspective qui tend à mettre entre parenthèses la centralité de la référence oedipienne pour favoriser la recherche psychanalytique, à partir entre autres de la voie tracée par certains psychanalystes théoriciens, dans le monde de l’autisme et de l’infantile, notamment.
Dans sa relecture du célèbre cas de Hans, Yvon Gauthier relance le débat sous l’angle fort actuel en clinique pédopsychiatrique de l’articulation entre la pulsion et son objet, plus précisément entre l’instinct et l’environnement. Son élaboration reflète la prégnance de la référence actuelle à la théorie de l’attachement, au développement psychique pré-oedipien et à la triade précoce mère-père-enfant. Dans ce contexte, l’évocation que fait l’auteur des vues de Bowlby et d’Anna Freud,renouvelle une polémique toujours d’actualité.
À partir d’une réflexion théorique et d’une illustration clinique,Christian Seulin nous amène à déconstruire un clivage trop simpliste entre Œdipe et Narcisse. C’est une vision en étayage qu’il nous présente, une construction-reconstruction dans l’analyse, un dévoilement du complexe d’Œdipe sous la prégnance des enjeux narcissiques d’abord donnés à voir au clinicien. L’Œdipe apparaît ainsi comme une organisation à réactiver dans la cure en tant que levier de l’analyse, en résonnance avec l’organisateur oedipien de l’analyste, en particulier dans le cas de traumatismes pré- coces et de problématiques narcissiques-identitaires. En outre, cet article s’avère porteur d’une réflexion sur le double ancrage, phylogénétique et environnemental, du complexe d’Œdipe.
En terminant, le lecteur reconnaîtra la vertu pamphlétaire des écrits de Maurice Berger dans un article où il nous livre sa réflexion sur l’impact de certaines réalités sociales – en particulier les nouvelles configurations familiales – sur le fonctionnement psychique en général, et la fonctionnalité du complexe d’Œdipe en particulier. Qu’en est-il lorsque désir infantile et fantasme coïncident avec leur mise en scène dans la réalité ? Que reste-t-il aujourd’hui de la fonction structurante des interdits? Comment éviter la bascule dans le fonctionnement narcissique chez tout un chacun ? L’auteur, dont l’engagement social n’est plus à démontrer, termine en questionnant le rôle des psychanalystes contemporains qui ne sauraient se soustraire aux défis que pose une réalité sociale et psychique en pleine mutation.