C’est arrivé un soir après une journée chargée, à la suite d’un nombre de séances suffisant pour qu’advienne cet état où je ne m’appartenais plus, dégagé de moi-même, en exil dans tous ces psychismes, totalement ouvert à la nuit, aux étoiles, à l’odeur de bois brûlé que l’on sent parfois, certains soirs d’hiver. Je marchais avec ce second souffle, très étrange, qui succède à un premier plateau de fatigue. Voilà : ma pratique avait atteint une maturité. Je voyais que mes patients le sentaient, que j’étais réellement devenu un psychanalyste. Mais comment cela se pouvait-il ? Je projetais pourtant d’attendre d’avoir 50 ans, plus de temps, plus d’argent, des enfants devenus grands, avant de m’engager, de m’inscrire, de souscrire, à un Institut ou une École, comme on dit. Pour la première fois, je ne remettais plus en doute mon statut de psychanalyste, tout en ne me permettant pas d’écrire ce titre sous mon nom, sur la porte de mon bureau de psychologue. Ce qui me préoccupait, ce soir-là, c’était la possibilité de devenir un « vrai » psychanalyste sans être passé par une institution analytique. J’incarnais, ce soir-là, cette possibilité. Et cela me troublait. Quelque chose de la présence de la psychanalyse à l’Université avait réussi à se frayer un chemin en moi, malgré tous les vents défavorables. J’étais toutefois né, en tant que psychanalyste, dans un drôle de contexte, une étrange scène primitive qui produit des psychanalystes-qui-n’en-sont-pas et des Écoles, des Instituts, vidés de toute relève réelle. La peste avait fait son œuvre ; j’étais isolé, en quarantaine, être hybride, bâtard, tabou : psychanalyste, à 36 ans, sans affiliation et libre d’association. Mais ce qui me troublait le plus, c’était le visage de tous ces jeunes que j’ai connu (étudiant(e) s, patient(e) s) en qui naissaient une authentique « vocation » analytique et à qui je n’ai pu donner que quelques numéros de téléphone, tout en sachant très bien ce qui les attendait, le constat cruel de véritables passions psychanalytiques tuées dans l’œuf… Et j’ai fait la nuit dernière ce rêve que je ne peux plus garder pour moi seul ; le contenu manifeste du rêve contenait ce manifeste.

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