Ce n’est un secret pour personne que la psychanalyse ne constitue pas le premier choix tant des étudiants en psychologie que des personnes en quête d’un psychothérapeute et ce, depuis plusieurs années. Au début des années 80, trois choix se présentaient aux étudiants de l’Université de Montréal : l’humanisme, les thérapies comportementales et l’approche psychanalytique. Cette dernière était fort convoitée mais très contingentée ; l’approche humaniste rassemblait la plus grande partie des étudiants alors que l’approche comportementale tentait de se frayer un chemin malgré le mépris dont elle était souvent l’objet. Inutile de dire que les temps ont bien changé.

Que s’est-il passé au cours des quarante dernières années pour que petit à petit la psychanalyse perde son attrait et, pire encore, se retrouve souvent dans la position peu enviable qu’occupaient jadis les comportementalistes ? Les deux principaux arguments invoqués en sa défaveur : le temps et le coût. On ne peut nier qu’une démarche psychanalytique demande un investissement important en temps et en argent. Entendons par « démarche psychanalytique » autant la formation théorique et pratique pour devenir psychanalyste que la psychanalyse personnelle entreprise dans un but thérapeutique.

La condition essentielle pour être inspiré, touché, par une approche telle que la psychanalyse n’est-elle pas de « rencontrer » les mots qui viendront éveiller en soi les mouvements intimement liés aux affects emmagasinés depuis… le tout premier jour ? La « rencontre » sera forcément bouleversante, troublante, possiblement effrayante ; elle provoquera un mouvement de recul chez certains, une envie de plonger chez d’autres. Pour qu’il y ait « rencontre », encore faut-il qu’il y ait « mise en présence » des deux partis, encore faut-il qu’il y ait « invitation » au voyage à travers le temps, voyage « en soi ». Au début des années 80, les jeunes qui avaient voyagé sur d’autres continents étaient peu nombreux. Aujourd’hui, il est plutôt commun d’avoir plusieurs fois traversé les océans pour visiter d’autres mondes, d’autres cultures, pour « rencontrer »… d’autres que soi. S’ouvrir aux autres semble donc beaucoup plus attrayant pour les jeunes adultes d’aujourd’hui que ce ne l’était autrefois, ce qui n’est pas sans intérêt sur le plan humain, la peur de l’étranger, du différent de soi, ne pouvant qu’engendrer malentendus, conflits. Pourrait-on dire : payer pour rencontrer l’autre qu’on a choisi convient (payer pour voter, pour visiter un pays), mais s’engager dans une démarche vers l’inconnu en « soi », prendre le risque de visiter les coins les plus sombres, les plus repoussés, les plus honteux ou effrayants, les plus douloureux, pour espérer être un jour soulagé… ne pas connaître l’itinéraire ni la date de retour… ne pas fuir en cas de désastre… ce « voyage » ne veut peut-être rien dire pour la majorité des personnes à la recherche d’un mieux-être en 2020.

La technique de l’association libre, plus particulièrement lors du récit d’un rêve, la « voie royale de l’inconscient », mène là où on ne pensait pas aller… rien à voir avec la planification d’un voyage, même en des lieux reculés, à l’autre bout du monde. La psychanalyse invite à un voyage « au plus près de soi », au plus intime de « soi avec soi » en présence d’un autre qui n’est pas là pour se faire découvrir mais au contraire, qui se fera le plus « effacé » possible. À l’ère du selfie et du like, on pourrait penser que les jeunes adultes d’aujourd’hui n’ont pas de pudeur à se montrer à l’autre, aux autres. Cependant, ils choisissent ce qu’ils montrent et sont en quête d’une réaction instantanée d’approbation ; le but, avoué ou pas, c’est d’obtenir ce like, ce « j’aime » qui réconforte, qui rassure. La démarche psychanalytique implique de pouvoir tolérer l’absence de réaction de l’autre pour être renvoyé à soi, sans savoir ce que l’autre pense ou ressent devant le film qui se dévoile au fil du récit qu’en fait l’analysant. Comment trouver un intérêt à dépenser une fortune pour s’engager dans une telle aventure ? Peut-être faut-il avant tout accorder une « valeur » à la souffrance qui habite chaque être humain et souhaiter ainsi lui porter l’attention nécessaire pour s’en libérer, autant que faire se peut. La principale motivation à toute démarche thérapeutique n’est-elle pas la souffrance et le désir légitime de s’en libérer et, pourquoi pas, le plus rapidement possible… ce que prétendent pouvoir faire les approches les plus populaires.

Les jeunes adultes d’aujourd’hui ne sont probablement pas moins « riches » que ceux des années 80. L’argument du coût de la psychanalyse n’est peut-être pas le principal facteur qui les éloigne de cette approche. On peut toutefois penser que la « rencontre » avec la psychanalyse n’a tout simplement pas eu lieu. Le contact intime, troublant, que crée le lien direct entre les mots, la théorie et l’intérieur de soi ne peut se faire que par l’intermédiaire d’un « autre » qui est lui-même « passé par là », qui peut en témoigner par son enseignement, par son expérience personnelle, par sa passion pour l’être humain, par sa compassion pour sa fragilité, ses blessures. La quasi disparition de la psychanalyse à l’intérieur des lieux d’enseignement est à la fois symptôme et conséquence d’un retrait, d’un pas de recul devant cette « offre » qui ne trouve plus, presque plus, preneur. Le rapport au temps pourrait-il expliquer en partie ce recul, sinon ce refus, de s’arrêter, d’« arrêter le temps », de faire une parenthèse dans la course folle qui entraîne même les jeunes enfants d’aujourd’hui – pratiquement dès leur naissance – à se plier aux horaires de la garderie, de l’école et des nombreuses activités parascolaires qui ne leur laissent aucun « temps à rien faire », c’est-à-dire à penser, à ressentir, à « se dire » ce qui se passe à l’intérieur d’eux… L’idée même d’interrompre le fil des activités d’une journée, plusieurs fois par semaine, pour aller s’étendre sur un divan et se laisser aller à « se dire » apparaît le plus souvent comme une aberration.

On ne peut évidemment blâmer quiconque souhaite régler rapidement des problèmes qui l’empêchent d’être « heureux », même s’il est permis de douter de la possibilité d’une telle entreprise. Il n’est pas plus réaliste de penser que les psychanalystes pourront convaincre la population par de grands discours ou encore que les gens « finiront par comprendre » qu’il faut mettre le temps et l’argent nécessaires pour « guérir » sur le divan plusieurs fois semaine. Comment alors éviter de jeter le bébé avec l’eau du bain ? Comment aller vers les personnes en besoin d’aide en utilisant nos connaissances, sans imposer les contraintes d’un cadre classique qui de toute évidence rencontre un mur érigé par de multiples éléments tant culturels que psychologiques ? Comment ne pas pervertir l’essence de la théorie psychanalytique dans une pratique hors cadre, la théorie étant issue d’une pratique déterminée et supposée essentielle pour en tirer les bénéfices ? Une partie de la réponse réside peut-être dans ce que l’on pourrait appeler un retour aux sources, c’est-à-dire à une écoute singulière, celle qui a caractérisé la démarche de Freud. Devant une personne souffrante, d’abord écouter, écouter au-delà – ou en deçà… ? – du discours en utilisant, silencieusement ou presque, les outils que le travail acharné de Freud et de ses successeurs nous ont transmis. Avant d’entreprendre une analyse traditionnelle, une cure-type, chaque personne a d’abord vécu cette « rencontre » avec un « autre » qui lui a communiqué, dans quelque cadre que ce soit, la valeur et la complexité de ce qui se trame à l’intérieur de chaque être humain.

Je citerai un exemple de ce que je pourrais appeler une « initiation » ou une « percée » dans le mur qui bloque l’accès au monde de la psychanalyse trop souvent idéalisé et pressenti inaccessible. Au début de ma carrière comme psychologue, j’ai enseigné au département des Sciences de l’éducation à l’Université du Québec à Montréal ; le cours portait sur le diagnostic des inadaptations scolaires. Je me présente donc aux étudiants en mentionnant le fait que je suis psychologue d’orientation psychanalytique. Je remarque instantanément dans leur regard la surprise, sinon un énorme point d’interrogation qui se traduit dans la question d’une étudiante : pourquoi a-t-on engagé une psychologue pour enseigner à de futurs enseignants ? À mon tour d’être surprise, puisqu’il m’apparaît évident que des connaissances en psychologie s’imposent quand on projette de travailler auprès de jeunes enfants ou d’adolescents. Je leur fais part du plan de cours qui comporte une matière imposée par le département, comme différents tests objectifs permettant de déceler tantôt la dyslexie, tantôt un trouble de l’attention, etc. Lors de notre deuxième rencontre, j’ajoute quelques exercices pratiques qui leur permettront d’expérimenter plus intimement les conséquences affectives d’événements de la vie courante d’un enfant à l’école. Je souhaite par là leur « faire vivre » la pertinence d’une connaissance minimale de la vie psychique, des impacts psychologiques des différentes interactions auxquelles seront confrontés les enfants.

Un des exercices consistera à se remémorer un souvenir lié à leur vie d’écolier, un souvenir qui les aura marqués. Un cours sera consacré au récit de ce souvenir et au partage des émotions qui y sont liées. Encore une fois, je lis dans le regard des étudiants le doute sinon l’incompréhension quant à la pertinence d’une telle démarche. Le moment venu, je propose de placer les pupitres en cercle afin que chacun puisse observer la personne qui raconte son souvenir. Une première personne se lance sur un ton plutôt désinvolte puis, lentement, le ton change, son regard s’embrume, elle pleure. Elle ne comprend pas ce qui lui arrive, elle n’avait jamais repensé à cet événement qu’elle qualifie de banal, tout en pleurant. J’avoue que je suis moi-même étonnée de la rapidité avec laquelle s’est dévoilé le « matériau » qui me permettra d’aborder ultérieurement l’importance de la vie psychique tant consciente qu’inconsciente et quelques rudiments de l’approche psychanalytique. Alors que je craignais devoir « remplir » par la théorie une grande partie du cours, j’ai assisté à une suite de récits des plus touchants sur des souvenirs marquants, souvenirs qui s’étaient avérés déterminants dans la vie de ces étudiants qui découvraient l’importance du passé, pour ne pas dire la « présence » du passé dans leur vie actuelle, qu’ils en soient conscients ou non. Cet exercice aura peut-être créé une fissure, une ouverture, si petite soit-elle, dans le mur qui trop souvent occulte la dimension affective propre à chaque être humain quand il est question de psychanalyse. Cette dernière n’est-elle pas trop souvent présentée comme une théorie plus intellectuelle que thérapeutique, comme si la dimension bienfaisante était quasi inexistante, et au mieux facultative ? D’ailleurs, peu de personnes témoignent de ce que leur démarche analytique leur a apporté et on peut bien sûr le comprendre étant donné l’intimité absolue qui se trouverait alors révélée. Pensons au livre de Marie Cardinal, Les mots pour le dire, publié en 1976 ; elle est une des rares personnes qui nous ait donné accès à sa démarche et aux bienfaits qu’elle en a tirés ; j’aime croire que son récit ait pu inspirer certains lecteurs et les encourager à entreprendre à leur tour un travail personnel en profondeur.

Par opposition, la rencontre ayant pour objectif la recherche de soi dans l’autre, dans la réponse de l’autre, dans la pensée de l’autre, caractérise largement la demande d’aide actuelle. La démarche permet d’éviter de plonger dans cet « en dedans » qui effraie, mais prive du même coup de l’accès aux « manœuvres » psychiques menant à la libération des entraves à une plus grande liberté de penser, d’agir, de vivre. Susciter l’intérêt pour l’« inconnu en soi », tel est le défi à relever pour tous les cliniciens de formation psychanalytique en présence d’êtres souffrants, spontanément réfractaires à l’exploration de « soi par soi » avec l’« autre », cet autre qui résiste à la demande de réponses, de solutions, qui résiste à la prétention de « savoir » pour autrui. Le défi des « petits pas » ne convient certes pas à ceux qui ne jurent que par le cadre classique, par la cure-type. De toute évidence, il a plus de chances d’être relevé par tous les cliniciens qui, « hors cadre », sauront transmettre la pertinence d’explorer en profondeur la douleur psychique en présence d’un « autre » pour éventuellement acquérir une plus grande sérénité tout au long de la vie humaine qui ne sera, bien sûr, jamais exempte de tourments.

 

Denise Pronovost

denisepronovost@videotron.ca

La pandémie a installé les objets technologiques dans nos vies, les rendant indispensables. Le pouvoir qu’ils nous confèrent crée une certaine hubris qui réveille en nous le sentiment de la toute-puissance infantile. À partir de là, l’auteur convoque deux auteurs qui développent deux positions complètement opposées sur le virtuel et ses vertus. Le premier parle de mutation anthropologique contemporaine et voit dans la cyberculture un processus d’hominisation qui éclaire le développement de l’histoire humaine. Le second voit dans la société de communication dans laquelle nous vivons une lourde menace qui pèse sur la parole vivante.

La psychanalyse ne se résume pas à son dispositif. Ce dernier incarne une théorie de l’inconscient – de la réalité psychique – et la méthode pour appréhender cette réalité, c’est-à-dire les manifestations de l’inconscient. Comment l’analyse à distance, la télépratique, modifie-t-elle ou non les possibilités d’appliquer la méthode ? Et qu’en est-il de la transmission de la psychanalyse et de sa méthode dans et à travers de nouveaux dispositifs ? Dans la supervision, les conditions de l’écoute de l’écoute en sont-elles changées vraiment ? La psychanalyse doit-elle aussi prendre en considération ce qui en est des effets de la cyberculture sur la civilisation ? Quoiqu’il en soit, en présence ou à distance, c’est le rapport particulier au désir d’analyser qui doit être constamment questionné, question qui est l’essence même de l’éthique de l’analyste.

La psychanalyse est experte dans la prise de conscience des conflits psychiques humains inconscients. Mais aujourd’hui le conflit décisif pour l’avenir de l’humanité, et donc pour la psychanalyse, se joue dans l’impensé de notre rapport à notre environnement. Nous savons que la pandémie du coronavirus est la première manifestation de la crise environnementale globalement perceptible par chacun, et nous savons que cette pandémie est favorisée par la perte de notre « tissu immunitaire » de biodiversité. Pourtant, nous nous révélons incapables d’abandonner l’illusion d’une croissance économique sans fin, c’est-à-dire incapables de renoncer à une destruction indéfinie de la biodiversité planétaire. Aux yeux de l’auteur, ce paradoxe constitue un symptôme psychique collectif qu’il explore par la clinique conflictuelle de deux réactions, psychotique et non psychotique, à l’impact des mesures de confinement-déconfinement sur le processus analytique.

Après avoir rappelé brièvement les principes théorico-cliniques de base associés à la notion de « cadre », l’auteur présente une illustration clinique originale qui montre, bouscule et rediscute avec acuité cette notion. Le clinicien est parfois confronté à des situations qui l’amènent à moduler les consignes et l’obligent à travailler dans un contexte « hors-cadre ». De nombreuses rencontres cliniques imposent la réalisation d’un bricolage continu au niveau du cadre. Nous sommes ainsi appelés à repenser constamment les conditions de ces rencontres cliniques uniques. Le cadre est appelé, de fait, à être réinventé dans un mouvement empreint de souplesse et de prudence. Il s’agit dès lors d’un véritable travail d’artisan, notamment en situation d’urgence ou de crise. La présente vignette clinique est un exemple de ces rencontres humaines qui nous poussent à dépasser la rigueur du dispositif clinique classique et à instaurer des dispositifs méta-contenants.  Le méta-cadre doit alors assurer et garantir la présence d’une triple contenance : psychique, visuelle et sonore.

À partir d’une consultation de psychiatrie auprès de migrants nouvellement arrivés sur le sol français, l’auteure se penche sur la complexité de leur prise en charge, tant la clinique à laquelle elle est confrontée se trouve tenaillée par nombre de contradictions et ambiguïtés dans les modes de réponse institutionnelle qui ne sont elles-mêmes pas sans effet sur la symptomatologie.