2020. Le retour des « années 20 », des « années folles ». Période d’exubérance s’il en est au siècle dernier, pourrait-on en dire autant aujourd’hui? A priori, il n’en est rien. Nous sommes dans une période sombre de l’humanité : les guerres aux quatre coins du monde s’intensifient, adoptant d’autres façons de faire plus dévastatrices les unes que les autres. La planète dévoile enfin sa fragilité, sa finitude. La technologie tend vers la déshumanisation, le piège du virtuel. Tout l’inverse des années 20 de l’entre-deux guerres : l’espoir n’y est plus.

Et pourtant… Les moyens dont disposent les humains pour développer des solutions, pour créer des liens, pour imaginer des mesures salvatrices face à la crise environnementale n’auront jamais été aussi évolués. Si l’on peut déplorer que « les jeunes ne lisent plus », ils ont paradoxalement accès à une mine d’or d’informations pour comprendre le monde dans lequel ils cherchent à se faire une place, éventuellement à laisser leur marque. Dans ce contexte, la psychanalyse profite-t-elle suffisamment de cet élan soutenu par la technologie, par une nouvelle réalité, fût-elle numérique, voire virtuelle ?

Les années folles, donc. Des années empreintes d’une belle folie, peut-être? Car la folie des années 20, c’était aussi la créativité, les arts débridés, l’accès au confort d’une nouvelle modernité; le ressac de la perte, de la crise sans précédent qui a marqué les années 14-18. Ne pourrait-on pas retrouver cet élan de l’après-coup dans la psychanalyse d’aujourd’hui, abîmée par les nouvelles orientations socioculturelles et l’évolution de la médecine psychiatrique, et fragilisée par le vieillissement de ses Sociétés? Il s’agirait alors de cheminer de la crise à la transformation, cette dernière ne pouvant se mesurer à l’aune d’un « point d’équilibre idéal » (Castel, 2017).

Du reste, la folie de notre époque ne saurait s’appréhender, de prime abord, comme la folie du siècle précédent. La nôtre, celle du 21e siècle, s’incarnerait par la multiplication des troubles de personnalité, du chancellement des identités, voire des problématiques narcissiques-identitaires. Des problématiques difficiles à aborder sous l’angle de la cure classique et qui auront incité plusieurs psychanalystes à revisiter la question du cadre propice à l’abord de certaines populations. Ce faisant, par une altération du « cadre concret » (spaciotemporel) du travail analytique, les cliniciens se voient contraints de prioriser le « cadre psychique », celui qui permet que se déploie une écoute singulière (Houzel, 2009).

Mais plus encore, la folie du 21e siècle est certainement celle du triomphe de l’instantanéité et de l’accessibilité – nouvelles technologies obligent! Une folie qui touche la planète entière, mais dans nos sociétés industrialisées et « riches », qui influence plus profondément le fonctionnement individuel. La vitesse, l’efficacité sont recherchées. Pas seulement dans le domaine de l’emploi, mais également dans l’ensemble des relations humaines. Nous serions désormais dans l’aire de l’humain – ami, conjoint, etc. – jetable1. Dans ce contexte, qui a le temps d’investir une cure à raison de 3 ou 4 séances par semaine ? Qui a suffisamment d’argent pour ce faire ?

Signe d’un malêtre toutefois omniprésent, les bureaux de psy débordent. Consulter un psychologue, un psychothérapeute ou un psychanalyste n’est plus quelque chose à avouer à demi-mot; il peut être tout à fait valorisé pour tout un chacun de parler, sans gêne de « mon psy ».

Dans ce nouveau marché de la santé mentale, l’on pourrait toutefois considérer que la psychanalyse s’inscrit en porte-à-faux par rapport à d’autres pratiques plus « efficaces »,

centrées sur le symptôme, qui sont plus adaptées aux attentes de la population. Ce serait dès lors la multiplication de l’offre de services thérapeutiques qui aurait sonné le glas de la psychanalyse, déterminé son déclin. Une offre de service davantage arrimée à la demande première ? Pas nécessairement, mais certainement, des services qui laissent miroiter une temporalité autre. À l’extrême, la régularité n’est plus de mise, le rendez-vous pourrait être déterminé ou annulé à la dernière minute, par un texto vitement envoyé. À l’extrême aussi, l’on pourrait promettre une « guérison » rapide : un maximum de dix séances sera nécessaire pour accéder aux mieux-être. Et pourtant… Si la « demande d’analyse » n’est plus, reste que les demandes premières (raisons de consultation), puis les demandes progressivement construites par les patients d’aujourd’hui apparaissent assez similaires, sinon à celles des patients de Freud, certainement à celles de l’âge d’or de la psychanalyse.

Il ne serait donc pas suffisant de se dire que la population n’est plus au rendez-vous de la cure – au sens où : les pauvres, ils ne savent pas ce qu’ils manquent! Il n’est pas suffisant non plus de dénigrer la nouvelle génération – un réflexe très (trop?) humain, il va sans dire – et de considérer que celle-ci a « perdu » quelque chose que la génération précédente détenait. Il est à noter, d’ailleurs, que cette attitude a tendance à amplifier l’impression d’un anachronisme, et ainsi, alimente la critique habituelle à l’égard de la psychanalyse : une époque – freudienne – bien révolue !

Pourtant, la psychanalyse, si elle ne peut se passer des retours – encore heuristiques – à Freud, est infiniment plus complexe ou même débridée (?) aujourd’hui. D’heureuses initiatives émergent, à commencer par une nouvelle place accordée à la jeune génération dans différentes Sociétés de psychanalyse. Cette nouvelle façon d’intégrer les jeunes aura-t-elle des répercussions sur la formation psychanalytique? Nous le savons, cette question de la formation aura créé, dans l’histoire de la psychanalyse, moult conflits et scissions. Sommes-nous prêts à prendre ce risque ?

D’autres initiatives concernent les dispositifs. L’idée n’est pas nouvelle, fortement inspirée par des populations qui ne fréquenteront jamais les bureaux privés. Des approches de proximité (dans les organismes communautaires, par exemple), à l’utilisation de médiations (tel le photolangage) et de l’expression artistique (psychodrame, art-thérapie), en passant par les dispositifs groupaux. Si ces dispositifs ne sont évidemment pas garants d’une posture analytique, reste qu’à l’inverse, la dérogation qu’ils représentent par rapport au « cadre concret » de la cure ne saurait invalider le travail analytique qui peut s’y déployer. De fait, ces dispositifs seraient autant de façons de mobiliser autrement la psyché, l’inconscient. Plus encore, peut-être correspondent-ils davantage à la demande et au profil – à la fois la dynamique psychique, à la fois le climat socioculturel ci-dessus abordé – des patients d’aujourd’hui.

La façon d’aborder les patients au 21e siècle pourrait aussi favorablement s’inspirer, me semble-t-il, de la pratique clinique auprès des adolescents. L’adolescence n’est-elle pas, d’ailleurs, propre à refléter, avec un effet grossissant, les transformations de la société ? Néanmoins, si les psychanalystes ont eu tôt fait de rencontrer autrement les enfants, d’ajuster le dispositif en intégrant jeux et dessins, l’approche des adolescents a sans doute été plus longue à formaliser, à mettre en mots. Parce qu’un peu transgressive d’emblée? Parce que nécessitant davantage l’implication active du clinicien? Parce que

mobilisant à la fois des éléments du dispositif adulte et celui des enfants, dans un équilibre toujours à refaire, toujours incertain? Reste que cette pratique a comme particularité de positionner le clinicien comme relais de la créativité du patient – ce qui caractérisera aussi la pratique associée aux états limites (Gutton, 2013).

Pourrait-on penser que face à des sociétés qui se transforment, la psychanalyse a un rôle à jouer? Oserait-elle s’arrimer à, ou s’inspirer de ces transformations? Sans doute, mais dans la mesure où elle saura prendre sa place, une place nouvelle, actuelle… tout en conservant sa spécificité. Dès lors, à quel cadre se réfèrera celle-ci? Comment penser à « (ré-)inventer » celui-ci : avec ou sans considération pour son histoire et ses origines (Castel, 2017)?

Une psychanalyse « hors cadre » serait hors des sentiers battus, et ferait place à la créativité. Plus encore, cette psychanalyse se fonderait en priorité sur le « cadre intérieur » et l’éthique du clinicien. Le face-à-face, le jeu dramatique (psychodrame), l’appel à la photographie, la consultation en milieu communautaire voire même, dans la rue, etc. jettent le clinicien dans une arène parfois bien éprouvante, mais ce faisant, d’une fertilité multimodale sans commune mesure. Filigrane souhaite donc amorcer l’entrée dans ces nouvelles années folles sous l’angle de la créativité en psychanalyse et de la remise en chantier du cadre dit

psychanalytique, en sollicitant des auteurs qui ont à cœur non seulement le maintien de la vitalité des pratiques psychanalytiques, mais également l’accordage entre la psychanalyse et la culture actuelle.

Sophie Gilbert

Pour le comité de rédaction

1 Je dois ce vocable à l’une des participantes à nos récentes recherches sur la situation d’itinérance. Cette désinscription, cette faille essentielle du lien social, serait-elle désormais le lot d’une majorité de la population?

 

 

Castel, P.-H. (2017). La psychanalyse, la culture, et le mal qui vient. Revue française de psychanalyse, 81(2), 327-337.

Gutton, P. (2013). Réflexions sur le statut de l’analyste dans la cure des adolescents. Cahiers de psychologie clinique, 40(1), 165-180.

Houzel, D. (2009). La psychothérapie et son cadre. Dans F. Marty (dir.) Les grandes problématiques de la psychologie clinique (p. 223-237). Paris : Dunod.