La finitude de la psyché : entre Culture et Nature?

 

La pandémie a amené son lot d’angoisses dont bien sûr, des angoisses de mort, en lien avec la confrontation à la finitude. Chacun, chacune se sent désormais plus ou moins menacé, selon la conscience qu’il ou elle a de ses vulnérabilités. Mais n’est-ce pas plus largement d’une vulnérabilité proprement humaine dont il s’agit? Le Hilflosigkeit freudien n’est-il pas ici de retour à l’orée de notre conscience? C’est dire que la vulnérabilité à laquelle nous sommes tous confrontés est celle qui est sujette au refoulement, au déni peut-être, jusqu’à ce que… le virus frappe, et mette à l’épreuve nos ressources, tant collectives qu’individuelles. Au-delà de la prégnance de la mort qui rôde, c’est de la finitude d’une population (planétaire) qu’il s’agit, de la fin possible de certaines cultures entendues ici comme ce qui régule les relations des hommes entre eux (voir Freud, notamment dans L’avenir d’une illusion). Remise en cause de certaines façons d’être, de penser, de vivre aussi.

En premier lieu, remise à l’ordre du jour du dualisme platonicien corps-âme. L’actualité nous l’a prouvé : la mort, lorsqu’elle menace, amène un recentrement sur le corps biologique et ses fonctions. C’est le règne de l’objectivable, du dénombrable et surtout du tangible. L’urgence cette fois est non seulement réelle, mais actuelle – à distinguer par exemple de l’urgence climatique qui demeure elle, trop souvent, dans la sphère du déni et de l’inaction. Mais qu’en est-il des effets psychiques, voire sociopsychiques, de la pandémie et de ses conséquences? Que faut-il privilégier : la survie du corps à tout prix ou le maintien d’un minimum de bien-être psychique? C’est bien du corps biologique dont il est question dans les différentes mesures adoptées, un corps isolé de celui de ses pairs, mais aussi, isolé de la psyché.

Double scission, donc. Mais quelles en sont les conséquences? La psychanalyse nous a appris à considérer l’incontournable intrication corps-psyché : pulsion, angoisse, et divers symptômes témoignent de ce lien qui fonde le sujet « à part entière ».  « Psyché est corporelle, n’en sait rien » écrivait d’ailleurs Jacques André en 2010.

Par ailleurs, si la psychanalyse a autrefois (et encore aujourd’hui) été accusée de solipsisme[1], reste que son intérêt pour le socius, soit la « Composante sociale du comportement et de la vie mentale d’un être vivant » (CNRTL https://www.cnrtl.fr/definition/socius), ne saurait être écartée. Considéré en termes d’environnement, d’objet et de relation d’objet, ou d’altérité, la psychanalyse n’a de cesse d’interroger ce rapport sujet-objet, moi-autre, psyché-socius.

La conceptualisation de troisièmes topiques témoigne bien de cet intérêt sans cesse renouvelé de la psychanalyse pour le corps, comme pour le lien.  L’une en psychosomatique, l’autre relative au rapport sujet-environnement. L’une décrit le clivage inhérent à l’inconscient (sexuel versus amential) qui affecte le corps lorsqu’il (ce clivage) s’affaiblit, l’autre met l’emphase sur l’incontournable rapport sujet-environnement.

Ce détour vers les développements, voire l’actualité de la psychanalyse nous apparaît nécessaire pour démontrer la pertinence du regard analytique d’une part, sur la dérive à laquelle peut mener l’attention portée à un corps supposé distinct de la psyché, et d’autre part, sur l’individu qui, lorsque déprivé de lien social, se déleste d’une partie de sa subjectivité.

La situation planétaire actuelle a forcé chacun et chacune à apprendre à se protéger de l’autre, et plus précisément, à protéger son corps biologique. L’autre potentiellement porteur de mort, l’autre qui pourrait à la fois altérer notre bien-être, notre qualité de vie actuelle – laquelle dépend, soit dit en passant, de plusieurs autres qui n’y ont pas accès, mais ce serait un autre débat. Le repli sur soi est de rigueur.

Au-delà de cette attention portée à la survie corporelle, reste que les cabinets de psys débordent, les services publics ne fournissent pas. La demande est… énorme; la réponse est minimale, voire absente. Aucune solution ne semble pouvoir être amenée à cet état de fait, malgré les promesses politiques répétées.

N’est-ce pas là le signe que la conception populaire de la psychologie, de la thérapie, de la psychanalyse même, fait fi du vieil adage : un esprit sain dans un corps sain?  Si bien sûr les psys ne soignent pas directement le corps biologique, reste qu’ils ont un accès certain à celui-ci, au somatique, au corps vivant, dès lors qu’ils peuvent pousser le mélancolique à reprendre du mouvement, les attaques de paniques et autres symptômes anxieux (telles les nausées) à s’apaiser, etc. Quand les demandes explosent, ce ne sont pas que les psychés qui sont « malades », se sont aussi les corps vivants! Qu’est-ce qu’un corps immobilisé sous le poids de la mélancolie? Qu’est-ce qu’un corps qui « joue à la mort » à chaque montée d’angoisse? Que reste-t-il de sa vie propre?

Est-il possible que le clivage corps-psyché impacte, encore aujourd’hui, la perception des services de santé, voire même, de la santé? N’avons-nous pas à marteler combien la psychanalyse a évolué à mieux comprendre cette articulation qui se retrouve dans nos cliniques, et pas seulement dans la sphère des psychopathologies psychosomatiques? Est-ce que le « solipsisme » psychanalytique aurait entrainé une méconnaissance de sa portée, mais plus encore, de sa vision (unifiée) du sujet?

Que restera-t-il de notre culture, de nos câlins, embrassades et autres, à force de méfiance? Saura-t-on raviver la « fondamentale » dépendance à l’autre? La confiance en l’autre a fortement été ébranlée par la pandémie, de même qu’elle l’était déjà, à plus petite échelle, en lien avec la cause environnementale. Des jeunes se sentent oubliés et brimés par le respect nécessaire[2] de leurs ainés; des aînés ressentent que la génération montante ne met pas tous les efforts pour les protéger.

Effectivement, le rapport à l’autre a durement été affecté par la pandémie. Est-ce un hasard si autant de causes sociétales – que l’on peut ramener à différentes formes d’abus de pouvoir fondés sur le genre, sur la race – ont (ré)émergé en parallèle avec ces confinements? L’humanité en mode « arrêt » aurait-elle plus de temps pour s’interroger, se mobiliser? Peut-être… mais n’est-ce pas ici la question du lien social qui est posée sous un autre angle? La mise à niveau imposée par ce « foutu virus », qui ne fait aucune différence entre les humains, leur couleur, leur genre, qui ne marginalise personne apriori (ce sont les solutions qui répètent inlassablement les mêmes écarts éhontés…) pourrait avoir un effet positif à l’échelle de l’humanité. A priori, tous sont aussi brimés par les confinements, tous sont à risque de découvrir dans la maladie une vulnérabilité insoupçonnée et unificatrice, et aucun moyen financier ne pourra préserver entièrement quiconque de la maladie, voire de la mort.

Le lien social, l’angoisse, le déni et le psychosoma (McDougall) sont autant de concepts, parmi d’autres, qui apparaissent fertiles pour interroger non seulement la situation planétaire pandémique, mais plus largement notre regard actuel (teinté par la menace d’un monde, d’une Culture, qui ploie sous l’incontournable joug de la Nature) sur l’être, voire le sujet humain– tel que nous le rencontrons, jour après jour dans nos bureaux. Oserait-on parler de la mort? Sujet épineux en psychanalyse, en référence à la controverse entourant la pulsion de mort freudienne. Mais n’est-ce pas justement dans cette dérive, voire ce flirt de Freud avec la métaphysique que se trouvent aussi aujourd’hui quelques pistes de compréhension? Peut-on s’abstraire, en psychanalyse, des considérations plus largement existentielles qui sont ramenées à l’ordre du jour par des catastrophes qui mettent en péril l’avenir du sujet à part entière?

Comment la psychanalyse d’aujourd’hui aborde-t-elle la question relationnelle, tellement entachée dans les pathologies qui pullulent dans nos bureaux? Du retrait dépressif ou anxieux, à la fuite vaporeuse par les toxicomanies, le lien social est définitivement au cœur de la clinique actuelle – avec ou sans confinement. Comment la psychanalyse peut-elle (se) défendre (d’)une approche centrée sur le sujet et son inconscient, quand la planète entière explose (ou implose), à force de faire fi du besoin fondamental de l’environnement – entendu ici dans les deux sens du terme (l’autre et la nature)?

Sous l’angoisse de mort ne se cache-t-elle pas sans cesse l’angoisse d’être seul dans cette épreuve? Sauver des corps vivants, apparaît définitivement être le mot d’ordre!

 

[1] Dans les deux sens du terme : une discipline fermée, et un intérêt pour le sujet isolé, voire même pour l’intrapsychique per se.

[2] Parfois teinté de rancœur, en lien avec la menace environnementale.

2020. Le retour des « années 20 », des « années folles ». Période d’exubérance s’il en est au siècle dernier, pourrait-on en dire autant aujourd’hui? A priori, il n’en est rien. Nous sommes dans une période sombre de l’humanité : les guerres aux quatre coins du monde s’intensifient, adoptant d’autres façons de faire plus dévastatrices les unes que les autres. La planète dévoile enfin sa fragilité, sa finitude. La technologie tend vers la déshumanisation, le piège du virtuel. Tout l’inverse des années 20 de l’entre-deux guerres : l’espoir n’y est plus.

Et pourtant… Les moyens dont disposent les humains pour développer des solutions, pour créer des liens, pour imaginer des mesures salvatrices face à la crise environnementale n’auront jamais été aussi évolués. Si l’on peut déplorer que « les jeunes ne lisent plus », ils ont paradoxalement accès à une mine d’or d’informations pour comprendre le monde dans lequel ils cherchent à se faire une place, éventuellement à laisser leur marque. Dans ce contexte, la psychanalyse profite-t-elle suffisamment de cet élan soutenu par la technologie, par une nouvelle réalité, fût-elle numérique, voire virtuelle ?

Les années folles, donc. Des années empreintes d’une belle folie, peut-être? Car la folie des années 20, c’était aussi la créativité, les arts débridés, l’accès au confort d’une nouvelle modernité; le ressac de la perte, de la crise sans précédent qui a marqué les années 14-18. Ne pourrait-on pas retrouver cet élan de l’après-coup dans la psychanalyse d’aujourd’hui, abîmée par les nouvelles orientations socioculturelles et l’évolution de la médecine psychiatrique, et fragilisée par le vieillissement de ses Sociétés? Il s’agirait alors de cheminer de la crise à la transformation, cette dernière ne pouvant se mesurer à l’aune d’un « point d’équilibre idéal » (Castel, 2017).

Du reste, la folie de notre époque ne saurait s’appréhender, de prime abord, comme la folie du siècle précédent. La nôtre, celle du 21e siècle, s’incarnerait par la multiplication des troubles de personnalité, du chancellement des identités, voire des problématiques narcissiques-identitaires. Des problématiques difficiles à aborder sous l’angle de la cure classique et qui auront incité plusieurs psychanalystes à revisiter la question du cadre propice à l’abord de certaines populations. Ce faisant, par une altération du « cadre concret » (spaciotemporel) du travail analytique, les cliniciens se voient contraints de prioriser le « cadre psychique », celui qui permet que se déploie une écoute singulière (Houzel, 2009).

Mais plus encore, la folie du 21e siècle est certainement celle du triomphe de l’instantanéité et de l’accessibilité – nouvelles technologies obligent! Une folie qui touche la planète entière, mais dans nos sociétés industrialisées et « riches », qui influence plus profondément le fonctionnement individuel. La vitesse, l’efficacité sont recherchées. Pas seulement dans le domaine de l’emploi, mais également dans l’ensemble des relations humaines. Nous serions désormais dans l’aire de l’humain – ami, conjoint, etc. – jetable1. Dans ce contexte, qui a le temps d’investir une cure à raison de 3 ou 4 séances par semaine ? Qui a suffisamment d’argent pour ce faire ?

Signe d’un malêtre toutefois omniprésent, les bureaux de psy débordent. Consulter un psychologue, un psychothérapeute ou un psychanalyste n’est plus quelque chose à avouer à demi-mot; il peut être tout à fait valorisé pour tout un chacun de parler, sans gêne de « mon psy ».

Dans ce nouveau marché de la santé mentale, l’on pourrait toutefois considérer que la psychanalyse s’inscrit en porte-à-faux par rapport à d’autres pratiques plus « efficaces »,

centrées sur le symptôme, qui sont plus adaptées aux attentes de la population. Ce serait dès lors la multiplication de l’offre de services thérapeutiques qui aurait sonné le glas de la psychanalyse, déterminé son déclin. Une offre de service davantage arrimée à la demande première ? Pas nécessairement, mais certainement, des services qui laissent miroiter une temporalité autre. À l’extrême, la régularité n’est plus de mise, le rendez-vous pourrait être déterminé ou annulé à la dernière minute, par un texto vitement envoyé. À l’extrême aussi, l’on pourrait promettre une « guérison » rapide : un maximum de dix séances sera nécessaire pour accéder aux mieux-être. Et pourtant… Si la « demande d’analyse » n’est plus, reste que les demandes premières (raisons de consultation), puis les demandes progressivement construites par les patients d’aujourd’hui apparaissent assez similaires, sinon à celles des patients de Freud, certainement à celles de l’âge d’or de la psychanalyse.

Il ne serait donc pas suffisant de se dire que la population n’est plus au rendez-vous de la cure – au sens où : les pauvres, ils ne savent pas ce qu’ils manquent! Il n’est pas suffisant non plus de dénigrer la nouvelle génération – un réflexe très (trop?) humain, il va sans dire – et de considérer que celle-ci a « perdu » quelque chose que la génération précédente détenait. Il est à noter, d’ailleurs, que cette attitude a tendance à amplifier l’impression d’un anachronisme, et ainsi, alimente la critique habituelle à l’égard de la psychanalyse : une époque – freudienne – bien révolue !

Pourtant, la psychanalyse, si elle ne peut se passer des retours – encore heuristiques – à Freud, est infiniment plus complexe ou même débridée (?) aujourd’hui. D’heureuses initiatives émergent, à commencer par une nouvelle place accordée à la jeune génération dans différentes Sociétés de psychanalyse. Cette nouvelle façon d’intégrer les jeunes aura-t-elle des répercussions sur la formation psychanalytique? Nous le savons, cette question de la formation aura créé, dans l’histoire de la psychanalyse, moult conflits et scissions. Sommes-nous prêts à prendre ce risque ?

D’autres initiatives concernent les dispositifs. L’idée n’est pas nouvelle, fortement inspirée par des populations qui ne fréquenteront jamais les bureaux privés. Des approches de proximité (dans les organismes communautaires, par exemple), à l’utilisation de médiations (tel le photolangage) et de l’expression artistique (psychodrame, art-thérapie), en passant par les dispositifs groupaux. Si ces dispositifs ne sont évidemment pas garants d’une posture analytique, reste qu’à l’inverse, la dérogation qu’ils représentent par rapport au « cadre concret » de la cure ne saurait invalider le travail analytique qui peut s’y déployer. De fait, ces dispositifs seraient autant de façons de mobiliser autrement la psyché, l’inconscient. Plus encore, peut-être correspondent-ils davantage à la demande et au profil – à la fois la dynamique psychique, à la fois le climat socioculturel ci-dessus abordé – des patients d’aujourd’hui.

La façon d’aborder les patients au 21e siècle pourrait aussi favorablement s’inspirer, me semble-t-il, de la pratique clinique auprès des adolescents. L’adolescence n’est-elle pas, d’ailleurs, propre à refléter, avec un effet grossissant, les transformations de la société ? Néanmoins, si les psychanalystes ont eu tôt fait de rencontrer autrement les enfants, d’ajuster le dispositif en intégrant jeux et dessins, l’approche des adolescents a sans doute été plus longue à formaliser, à mettre en mots. Parce qu’un peu transgressive d’emblée? Parce que nécessitant davantage l’implication active du clinicien? Parce que

mobilisant à la fois des éléments du dispositif adulte et celui des enfants, dans un équilibre toujours à refaire, toujours incertain? Reste que cette pratique a comme particularité de positionner le clinicien comme relais de la créativité du patient – ce qui caractérisera aussi la pratique associée aux états limites (Gutton, 2013).

Pourrait-on penser que face à des sociétés qui se transforment, la psychanalyse a un rôle à jouer? Oserait-elle s’arrimer à, ou s’inspirer de ces transformations? Sans doute, mais dans la mesure où elle saura prendre sa place, une place nouvelle, actuelle… tout en conservant sa spécificité. Dès lors, à quel cadre se réfèrera celle-ci? Comment penser à « (ré-)inventer » celui-ci : avec ou sans considération pour son histoire et ses origines (Castel, 2017)?

Une psychanalyse « hors cadre » serait hors des sentiers battus, et ferait place à la créativité. Plus encore, cette psychanalyse se fonderait en priorité sur le « cadre intérieur » et l’éthique du clinicien. Le face-à-face, le jeu dramatique (psychodrame), l’appel à la photographie, la consultation en milieu communautaire voire même, dans la rue, etc. jettent le clinicien dans une arène parfois bien éprouvante, mais ce faisant, d’une fertilité multimodale sans commune mesure. Filigrane souhaite donc amorcer l’entrée dans ces nouvelles années folles sous l’angle de la créativité en psychanalyse et de la remise en chantier du cadre dit

psychanalytique, en sollicitant des auteurs qui ont à cœur non seulement le maintien de la vitalité des pratiques psychanalytiques, mais également l’accordage entre la psychanalyse et la culture actuelle.

Sophie Gilbert

Pour le comité de rédaction

1 Je dois ce vocable à l’une des participantes à nos récentes recherches sur la situation d’itinérance. Cette désinscription, cette faille essentielle du lien social, serait-elle désormais le lot d’une majorité de la population?

 

 

Castel, P.-H. (2017). La psychanalyse, la culture, et le mal qui vient. Revue française de psychanalyse, 81(2), 327-337.

Gutton, P. (2013). Réflexions sur le statut de l’analyste dans la cure des adolescents. Cahiers de psychologie clinique, 40(1), 165-180.

Houzel, D. (2009). La psychothérapie et son cadre. Dans F. Marty (dir.) Les grandes problématiques de la psychologie clinique (p. 223-237). Paris : Dunod.

 

 

Appel à contribution pour l’année 2019

L’empire du faux

Quel visage se cache derrière le masque? Quelle vérité est dissimulée par le mensonge? Quelle réalité se trouve obscurcie par l’illusion? L’humain est mu par la curiosité et, en même temps, par le désir en apparence paradoxal de ne pas savoir. Qu’il s’agisse de l’exploration de la terre, de l’océan ou de l’espace, de la dissection du corps ou de l’esprit ou, encore, d’un simple regard indiscret par le trou d’une serrure, la curiosité incite l’humain à confronter angoisse et périls. Démystifier, découvrir – souvent avec excitation – ce qui est caché; révéler le « vrai » pour ensuite parfois préférer croire au « faux ». Ceci étant dit, dans quelle mesure le « vrai », qu’il soit reconnu ou ignoré, l’est véritablement? Et s’il existe, comment y parvenir?

Les exceptions sont nombreuses mais, de manière générale, la religion, la philosophie et la science ont fréquemment défendu l’existence d’une ou de plusieurs vérités absolues, chacune en statuant de la nature de celles-ci et en préconisant une méthode particulière pour les atteindre. En guise d’exemple, plusieurs religions enseignent que la connaissance du monde sensible est trompeuse, voire blasphématoire. C’est par la foi qu’on accède à la seule vérité : le divin. Rappelons que, dans le mythe de Pandore comme dans celui d’Ève, la curiosité de la femme est la cause des plus grands maux. Faisant fi des conséquences possibles, chacune découvrit des vérités qui façonnèrent la condition humaine et son destin. La morale de ces histoires? Mieux vaut obéir et croire, les yeux grands fermés.

Quant à la science, au risque de réduire celle-ci à une seule de ses définitions, son idéal réside dans la recherche de causes qui, une fois identifiées, permettent de prédire avec certitude des effets. Les débats épistémologiques relativement récents ont remis en question cet idéal, au point où l’incertitude figure pour plusieurs comme une vérité en soi. De son côté, la méthode poppérienne, toujours populaire à notre époque, notamment dans le monde de la recherche universitaire, vise la réfutation, car c’est en prouvant faux des énoncés soi-disant vrais que la connaissance progresse. En psychologie, on assiste depuis déjà plusieurs années au triomphe de la pensée univoque : il suffit dès lors d’évoquer les sacrosaintes données probantes pour clore le débat, et ce, avant même qu’une première question ait été posée.

Bref, selon certains, peu importe qu’ils se réclament de la religion ou de la science, le vrai porte un visage ainsi qu’un nom, et fait l’objet ni plus ni moins d’un culte. Il est alors idole, fétiche ou même source de mystification, parfois dans le but d’exercer une emprise sur autrui. Pour d’autres, le vrai demeure un guide, un idéal à atteindre. De là une autre question essentielle : quel usage faire du vrai et de la connaissance?

Souvent qualifiée de religion par ses détracteurs, généralement reconnue philosophique et plus rarement scientifique, la psychanalyse s’invite facilement au cœur du débat concernant le vrai et le faux. Par exemple, bien que Freud figure parmi les découvreurs de l’inconscient et qu’il mit au point une démarche pour explorer cette terra incognita, il est pertinent de s’interroger sur le vrai que la psychanalyse révèle et le vrai qui lui échappe. Permet-elle l’étude d’une vérité (sur)déterminée ou, plutôt, celle d’un sens relatif?

Et qu’en est-il du rôle de la foi, notamment en l’existence de l’inconscient ? À quels questionnements le clinicien d’approche psychanalytique est-il confronté dans sa pratique en offrant d’explorer ce qui, par définition, échappe à la conscience? De quelle manière compose-t-il avec l’incertitude inhérente à ce travail? Que ce soit chez le clinicien novice ou expérimenté, comment s’assurer de maintenir le doute vivant, doute au cœur même de la démarche? Autre question fondamentale : dans quelle mesure participe-t-il, bien malgré lui, aux phénomènes qu’il tente d’étudier ?

Plus confrontant encore, nous devons nous demander quelle est la part de faux véhiculée par la psychanalyse. Car il ne faut pas se le cacher, à l’instar des autres théories et conceptions, la psychanalyse, quelles qu’en soient les qualités intrinsèques, n’est pas exempte du risque de sclérose. D’ailleurs, il arrive que des notions soient énoncées et transmises comme si elles étaient des réalités figées, des connaissances absolues; un savoir est pratiqué et enseigné, parfois à travers une suite d’automatismes qui échappent à l’autocritique. Quelles « vérités » de la psychanalyse sont plutôt des masques? Et derrière chacun, combien d’autres?

Alexandre L’Archevêque
pour la revue Filigrane

 

La question de la vérité insiste et pas seulement sur la scène épistémologique. Elle fait les manchettes, portée par les vagues d’un mouvement #MoiAussi qui, en luttant contre la dissimulation et le désaveu, fait justement tomber les masques. Le pouvoir de dénonciation s’érige ici sur une mise à découvert. Une fois propulsées dans l’espace publique, les vérités de l’intime prennent une valeur politique et laissent entrevoir les nouages complexes entre la question du vrai et celle de sa reconnaissance par l’autre.

L’accès à la vérité est également au cœur des débats entourant les fake news et autres figures de la désinformation. Le fil de l’actualité se tord autour de ces nouvelles trompeuses qui brouillent superbement les frontières entre le vrai et le faux. Leurs effets sont tenaces : ils persistent même une fois les rumeurs démontées. Falsifié, notre rapport à l’actualité? Le doute plane désormais, nourrit un vieux soupçon : et si on nous mentait? Lorsque le traitement de l’information légitime à ce point la méfiance, quelles atteintes pour le sujet?

Distinguer le vrai du faux. Quand la question n’inquiète pas, elle amuse. Dans la sphère du divertissement, les faux-documentaires- ou « documenteurs », ont la cote, les fictions autobiographiques aussi. En croisant le vrai et le faux, ces productions répondraient-elles à la fois au scepticisme et au besoin de croire? Et que penser de l’engouement pour les téléréalités? C’est bien du vrai qu’elles nous promettent, fut-il étalé dans un décor on ne peut plus artificiel…

La question de la vérité insiste, disions-nous donc. Auprès du clinicien également, confrontés que nous sommes aux exigences d’une parole vraie, de celle qui évite les formulations plaquées et les interprétations de seconde main. Les jeunes cliniciens en font souvent l’expérience en début de parcours : les paroles empruntées – à la théorie ou au superviseur! –  sonnent faux et la pratique a tôt fait de nous enseigner qu’elles ne paient pas. Il faut pour ainsi dire y mettre du sien. Comment concilier ce principe d’authenticité avec celui, si cher à la clinique d’orientation psychanalytique, de neutralité? Tenter d’être neutre est une chose, être vrai dans sa neutralité en est une autre.

Et puis il y a la vérité des patients. Celle qui se dissimule sous un faux-self ou qui s’absolutise dans un délire paranoïaque en passant par celle, secrète, des victimes d’abus sexuels. Quels enseignements tirer de ces cliniques pour éclairer les fines articulations entre vérité, secret et mensonge ? Doit-on s’intéresser à leurs arrimages avec le social? Interroger, par exemple, les vagues que la déferlante #MoiAussi a pu provoquer dans l’espace clinique, côté patient comme thérapeute?

Bien malade celui qui ne saurait mentir à son analyste, se plaisait à dire Bion. Comment repenser le travail clinique à la lumière de ce constat? Quand dans certains récits, traumatiques notamment, la vérité se pose en excès, comment pouvons-nous préserver une qualité d’écoute? Par ailleurs, si le secret doit aussi pouvoir être envisagé dans son versant structurant (Aulagnier) [1]. , alors quelle place le clinicien d’aujourd’hui concède-t-il à sa propre opacité?

L’empire du faux… le titre laisse deviner une victoire. Est-ce à dire que les chimères ont triomphé? Du reste, quelle valeur a cette question pour la clinique d’orientation psychanalytique d’aujourd’hui? De l’or ou du toc?

Élise Bourgeois-Guérin
pour la revue Filigrane

[1] Aulagnier, P. (2009). La pensée interdite. France : Presses Universitaires de France

Image – Copy right David Berthiaume-Lachance

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« Qu’est-ce que l’être humain ? » La question est aussi ancienne que l’humanité. Peut-être même que sa formulation en constitue l’un des moments fondateurs. Ceci dit, en ce début de 21siècle, elle fait rarement partie des discussions, du moins, de manière explicite (les oeuvres de fiction et, plus précisément, de science-fiction sont souvent les rares à poursuivre la réflexion). Une variante plus prosaïque – « qui suis-je ? » – la remplace et introduit du même coup un terme litigieux : l’identité. En découle des questions pour le moins complexes : comment l’identité se construit-elle ? À partir de quels matériaux ? Quels sont ses pourtours, ses extrémités ?

Comme prolégomènes à une tentative de définition contemporaine de l’identité, mentionnons que, il y a de cela quelques décennies, celle-ci se situait à l’intérieur de balises morales relativement claires, imposées par l’Église. L’identité consistait alors à assumer docilement un rôle fondé sur des caractéristiques physiques et sexuelles apparentes : être un homme ou une femme, accomplir son devoir de pourvoyeur ou de donneuse de soins et se comporter en « bon(ne) chrétien(ne) ». L’enjeu était de taille, car le salut de l’âme en dépendait. Or, notre époque est marquée par un grand flou idéologique : des visions inconciliables rivalisent. Si, à travers la multitude, une idéologie sert de guide davantage que les autres, du moins en Occident, il s’agit du capitalisme, système de pensée qui prône la productivité, la performance et la consommation, non seulement comme mode de vie, mais aussi comme clé de l’épanouissement. Ajoutons que notre culture actuelle est résolument anti-mentaliste : l’intangible n’est pas; seule existe la réalité matérielle, à la fois observable et manipulable. Serions-nous à la poursuite de l’idéal technologique de la science baconienne selon lequel le but de la science est de contrôler la nature? 

Quoi qu’il en soit, l’identité passerait en bonne partie par le corps dans la mesure où celui-ci est le  «lieu du sujet ». Mais de quel « sujet » parle-t-on ici? Au sens psychanalytique, le sujet suppose une activité psychique, consciente et inconsciente. Or, dans ce monde essentiellement matière, chacun est libre de se définir comme bon lui semble, d’émettre son point de vue subjectif et souverain sur le corps qui le compose, ainsi que de façonner ce dernier grâce aux moyens offerts par la «science ». L’élaboration psychique de l’identité est accessoire; l’agir a le dernier mot sur la parole. Il va donc de soi que le dialogue est compromis, voire impossible. Par exemple, un homme, tant sur le plan du caryotype que de l’apparence, peut se proclamer femme si telle est sa conviction. Rien ni personne ne peut faire entrave à cette prise de position. Nous pourrions même dire qu’il y a désormais un tabou à se montrer perplexe ou critique par rapport à une telle démarche. Quiconque le fait risque d’être affublé du suffixe « phobe », manière contemporaine de condamner et de discréditer un interlocuteur. Concernant ce dernier point, n’est-ce pas d’ailleurs la peur d’être étiqueté xénophobe ou islamophobe qui en dissuade plusieurs de s’exprimer sur la place publique lorsqu’il est question de laïcité? 

Toujours est-il que le contrôle exercé par le sujet sur lui-même a parfois un effet paradoxal : à travers l’exercice d’expression de soi et de définition de l’identité, il arrive que le corps soit traité comme un objet. Pensons entre autres à certains tatouages qui couvrent plus qu’ils ne disent, aux cas de piercings proches de la mutilation ou aux amputations non médicalement nécessaires. Pourrions-nous aller jusqu’à émettre l’hypothèse qu’en exerçant un tel contrôle sur lui-même le sujet humain réifie son corps dans des proportions équivalentes? À travers ces attaques, qu’est-ce qui est donné à voir à l’observateur? Et à quelles fins? 

Un corollaire du point qui précède est la croyance en la « plasticité [presque] infinie du corps », telle que véhiculée à travers les chirurgies esthétiques et les retouches numériques. Le corps est un matériau dont on prétend pouvoir extraire à peu près n’importe quelle forme; et contrairement au marbre, les coups de ciseaux peuvent être corrigés, annulés. La matière corporelle ne perd pas de ses possibles à mesure qu’on la transforme. En effet, les modifications opérées ne sont pas définitives, car ce qui a été ajouté peut être retiré. Quant à ce qui a été retiré, on peut le remplacer par un substitut biologique ou synthétique. Car le corps ne se limite pas au corps per se : il est tout ce qu’on lui greffe. Le sujet serait donc non seulement réduit au corps, mais ce dernier pourrait être partiellement ou même totalement synthétique? Du moins, il s’agit bel et bien là d’un des projets transhumanistes / posthumanistes : transcender les limitations du corps, quitte à passer du sujet humain au sujet androïde. Mais ce faisant, que reste-t-il de la vie psychique? Y a-t-il un « fantôme dans la machine »? 

Plutôt que de poursuivre en élaborant autour de ces buts et idéaux à mi-chemin entre technologie et réalité, revenons quelque peu en amont de notre propos : la plasticité du corps est « presque » infinie et on peut en extraire « à peu près » n’importe quelle forme. Les limites suggérées ici ne reposent pas sur les restrictions du corps ou de l’imaginaire, mais plutôt sur celles de nos moyens techniques : la « science » permet beaucoup, mais tout n’est pas encore possible. Cependant, rien ne nous permet de croire que la science plafonnera un jour; nombreux croient même que, tôt ou tard, nous pourrons faire l’économie des précautions suggérant l’existence de limites au façonnement « concret » de l’identité. C’est le cas de le dire, le rêve deviendra bientôt réalité. 

Il s’agit sans doute là de l’axe central de cet argumentaire : dans notre monde contemporain, la fantaisie est moins vécue dans sa relation avec le désir qui la sous-tend qu’avec l’intention concrète de la traduire en actes. En effet, la fantaisie qui demeure fantaisie n’a pas la cote; son actualisation est de mise. Or, quels sont les enjeux d’un tel rapport à l’imaginaire, compris dès lors comme synonyme d’intention? Peut-il encore être un lieu de gestation ou est-il plutôt nécessairement une antichambre de l’action? En d’autres mots, est-ce qu’un espace de jeu et d’élaboration identitaire a toujours sa place? 

D’ailleurs, qu’en est-il du jeu initié par l’enfant avec le parent, notamment autour de son identité de genre, problématique au coeur des débats actuels? Peut-il lui permettre de dénouer certaines impasses ou est-il plutôt compris dans son sens le plus manifeste et littéral, nonobstant les limitations de l’enfant à appréhender une réalité aussi complexe que celle du genre? Le cas échéant, pour quelle(s) raison(s)? Est-ce dû au propre vacillement identitaire du parent, lui-même dépourvu de repères externes et de principes directeurs pour s’y retrouver et accompagner son enfant? Sur quels modèles l’enfant peut-il alors prendre appui? Ces questions, aussi polémiques soient-elles, méritent d’être posées. 

Sans dénier à qui que ce soit le droit de disposer de son corps, de son sexe biologique, de son genre selon sa volonté, ne devrions-nous pas nous pencher sur les liens manquants entre la pensée psychanalytique et ces nouvelles formes d’actions sur le corps qui se veulent action sur l’identité comme « constat », au risque d’omettre la complexité de sa construction? La parole est à vous, cliniciennes et cliniciens de tous milieux, oeuvrant auprès d’enfants comme d’adultes, spécialistes ou non des questions touchant à l’identité, dont celle du genre. Car tous faites partie de ce monde aux innombrables possibles. En ce début de 21siècle, diriez-vous que le processus identitaire est souvent plus près d’un soliloque réifiant que d’un dialogue instauré autour du jeu et de la fantaisie? Dans un contexte où la volonté individuelle semble péremptoire, est-ce que les seules limites effectives de l’identité sont celles de la science technologique ou est-ce que d’autres balises, tel l’imaginaire, les fantasmes et les désirs inconscients ont encore un rôle à jouer?

Alexandre L’Archevêque
Pour le comité de rédaction

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Argumentaire colloque 2017, numéros thématiques 2018

La revue Filigrane existe depuis 25 ans cette année. Lieu de partage du savoir clinique, lieu de partage, aussi, entre différentes disciplines qui, si elles ne sont pas « connexes » per se, peuvent à tout le s’enrichir mutuellement de certaines résonances dans leur vision du sujet humain (pensons à la littérature, aux arts visuels, etc.).

Filigrane est d’abord un lieu de transmission. Au sens d’un espace pour l’échange, la réflexion, la discussion et parfois même, la confrontation, ayant pour socle la pratique clinique psychanalytique. C’est pourquoi cet anniversaire nous apparaît constituer un moment propice pour élaborer une réflexion sur cette large question : la transmission de la psychanalyse. Les colloques désormais annuels, et les pages papiers ou numériques, témoignent aisément d’un volet de ce concept : si l’on y retrouve des articles rédigés par des cliniciens d’expérience, l’ancrage universitaire de la revue et la place accordée dans ses pages et au sein de ses colloques aux étudiants, aux cliniciens en formation, et à la relève, marquent cette volonté de transmettre, au sens de garder vivant dans une trajectoire évolutive. Car dans son étymologie, rappelons-le, le verbe transmettre se réfère à un « audelà » (et pas seulement à la conservation – potentiellement mortifère – du même).

La transmission de la psychanalyse est un thème (un problème?) d’actualité. La psychanalyse est morte, nous dit-on. Elle est morte parce que trop longue, coûteuse, machiste, insuffisamment « scientifique » (entendre : « non soutenue par des données probantes »), et j’en passe! Par ailleurs, l’approche « psychodynamique », reconnue par l’Ordre des psychologues du Québec, pourrait bien servir à faire accepter une approche jugée dépassée, aux yeux du « public », lui-même à l’affût des blogues et autres « informations » ponctuelles (entendre : non élaborées) qui circulent à la vitesse de la lumière dans nos sociétés occidentales.

Et pourtant… la psychanalyse se transmet. Elle est pratiquée non seulement par des psychanalystes, mais guide la pratique de cliniciens d’orientation psychanalytique, de psychodynamiciens, et même, de quelques psys « éclectiques ». Elle est enseignée dans les départements de psychologie, au point où encore aujourd’hui, en Europe, la « psychologie clinique » intègre d’emblée les fondements théoriques de la psychanalyse. De plus, les nouvelles « vagues » de la TCC reprendront certains concepts fondamentaux de la psychanalyse (en référence aux relations précoces), de même que les psychothérapies gestaltistes intègreront la notion de relation d’objet.

Si la psychanalyse n’est pas du tout moribonde, reste que sa place n’est jamais acquise. Pourquoi n’y a-t-il que peu d’auteurs, dans ce domaine, au Québec? Pourquoi sa place à l’université est-elle si peu remarquée? Mais surtout, pourquoi les cliniciens ne se sentent-ils pas suffisamment légitimés, pour la plupart, de revendiquer cette approche et ce que celle-ci implique dans leurs institutions : lieux de supervision, analyse du transfert et du contretransfert, au-delà du symptôme et du diagnostic (sur)descriptif et symptomatique – dans les deux sens du terme? Pourquoi encore aujourd’hui autant de conflits entre institutions, plutôt qu’une lutte convergente pour faire en sorte que du heurt de la rencontre entre 2 différents points de vue puisse éclore un big bang heuristique, plutôt qu’un suicide collectif? S’agirait-il ici de symptômes d’une discipline en mal de transmission?

La question que Filigrane pose se résumerait donc ainsi : en 2017, quelle place pour (et quel est le sens de) l’enseignement de la psychanalyse? Quels lieux de transmission et quelles collaborations entre ceux-ci? Et plus précisément pour les cliniciens : comment concevoir que la pratique quotidienne puisse être nourrie et de ce fait, évoluer dans une perspective psychanalytique ?

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À une époque où la psychanalyse est régulièrement malmenée, dans le public comme dans les institutions, l’on ne peut que, humblement, mettre en cause les modalités de cette transmission parmi les principaux intéressés. Impossible, donc, de passer sous silence les différends, voire les conflits ouverts, encore d’actualité, sur les modalités de la formation des psychanalystes. Tant d’associations, au sens large, ont été heurtées ou même carrément divisées par des enjeux relatifs à la formation. Aujourd’hui encore, plusieurs interrogations demeurent, relatives à la place de la supervision, la qualification et le rôle des superviseurs ou des titulaires, les liens potentiels avec l’université.

En effet, face à la multiplicité des théories psychanalytiques, la formation des psychanalystes n’est pas sans poser question. De ce fait, la transmission inhérente à l’analyse personnelle pourrait-elle dépasser une approche consensuelle et s’apparenter à une prise de position, au moins théorique (Green, 1992)? Quel est le poids de l’idéalisation dans ce processus : idéalisation de l’analyste, du superviseur, voire de l’association d’appartenance? Ce qui peut ramener, comme le fait si bien Green, à la place de la théorie. Et en complément, la place de la démarche de « recherche » au sein de celle-ci, de l’enseignement et surtout, de la participation à des séminaires (Kernberg, 2002) pour non seulement transmettre, mais accepter qu’un savoir soit repris, réinvesti, mis en chantier; pour qu’il puisse évoluer, de même que les cliniciens qui en sont porteurs.

« La théorie ne s’enseigne pas, elle se transmet » (Green, 1992, p. 512). En ce sens, quelle place pour la psychanalyse à l’université, lieu d’ « enseignement »? Freud lui-même, nous rappelle Green, associait l’enseignement de la psychanalyse à une multitude d’autres approches… à commencer par la médecine. S’agirait-il, en termes d’enseignement, d’ouvrir la voie, dans la formation à la psychanalyse, à la culture générale du clinicien, qui engloberait – peut-être plus que la psychiatrie, la neurologie et la psychologie au sens large – d’autres domaines tels la philosophie, la littérature et l’anthropologie (Green, 1992)?

Et l’ « Enseignement » (avec une majuscule) de Lacan, de quelle transmission est-il porteur? Il est vrai que la transmission évoquera surtout, pour certains, le retour aux fondements, voire aux textes fondateurs : Freud et Lacan auront en ce sens, été revisités un nombre incalculable de fois au fil des décennies et ce, de façon plus ou moins critique, plus ou moins dogmatique aussi. Reste que ce besoin de revenir au fondateur, à son histoire et donc, aux fondements de la psychanalyse, persiste, encore à ce jour. En ce sens, la démarche d’Élisabeth Roudinesco est évocatrice, si l’on considère que très récemment, il y avait encore à dire sur l’histoire du « père de la psychanalyse » (Roudinesco, 2014). De l’Enseignement de Lacan à la figure du Père de la psychanalyse, à notre époque et dans une culture où l’autorité fait bien piètre figure, n’y a-t-il pas risque d’une mise à mort ou d’un parricide qui, s’il s’avère porteur dans le registre du fantasme, pourrait bien soutenir le chaos lorsqu’agi? Comment respecter ses aînés, le savoir de la sagesse – tel que plusieurs cultures le valorisent encore aujourd’hui – et malgré tout faire en sorte que le savoir évolue, qu’il s’articule sans cesse avec les changements inhérents aux sujets qu’il concerne?

Dans un autre ordre d’idées, il s’agira d’abord, pour certains cliniciens, de faire évoluer la pratique, les           « dispositifs » (Mellier, 2006) au regard des nouveaux défis que représentent la population et les psychopathologies qui interrogent le savoir des cliniciens. Toute une autre voie s’ouvre dès lors, d’une part, en lien avec la place de la psychanalyse « hors les murs ». Plus spécifiquement, la perspective d’une théorie, d’un savoir, et d’une pratique qui pourraient influencer certains praticiens, même si ceux-ci s’inscrivent dans un milieu ou la prégnance des enjeux conscients pousse à faire fi des enjeux inconscients. Certains de nos travaux s’inscrivent d’ailleurs dans cette perspective, là où les problématiques psychosociales côtoient les interventions communautaires (voir par exemple, Gilbert et Lussier, 2013).

Si cette large question de la transmission a régulièrement été posée – en regard de Freud ou de Lacan, ou alors, sous le thème de la place et de la valeur des différentes institutions psychanalytiques, des modalités de la formation et de la reconnaissance de la légitimité des cliniciens et des psychanalystes –, avec moult conflits par ailleurs, c’est sans doute qu’elle engendre une pluralité de réponses.

Dans les numéros thématiques de 2018, précédés du colloque d’automne en 2017, il sera donc question de transmission, des voies de celle-ci, incarnées par différentes voix. L’attention sera portée à la diversité des lieux et modalités de la transmission, et à la valeur de celle-ci, pour qu’une approche non seulement perdure mais évolue.

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Filigrane souhaite dédier le colloque de 2017 et les numéros thématiques de 2018 à la mémoire d’André Lussier. André Lussier, qui nous a quitté récemment, a marqué le parcours, directement ou indirectement, d’une multitude de cliniciens québécois d’aujourd’hui. De par son enseignement remarqué à l’Université de Montréal, bien sûr, mais aussi, de par la passation outre-mer d’un savoir qui auparavant, peinait à franchir l’Atlantique, du moins, vers l’embouchure du St-Laurent. Figure remarquée à la SPM, il a su allier une pensée toujours en mouvement au plan de la théorie psychanalytique, avec un souci du bassin socioculturel dans lequel évolue tout sujet. Soucieux de transmettre, de partager, mais aussi de discuter de ses idées, il aura laissé derrière lui cette notion de la nécessaire affirmation, puis confrontation des idées, afin d’éviter l’enfermement et la 4 menace de nécrose toujours présente lorsque la réflexivité et la remise en question se voient contrecarrées.

André Lussier a laissé une descendance. Une large descendance dont certains transmettent comme professeurs, d’autres comme superviseurs, d’autres comme cliniciens. En ce qui me concerne, sa thèse de doctorat aura fondé l’argumentation de ma propre thèse, laquelle portait notamment sur l’ « idéal » et la projection dans le futur…

Sophie Gilbert
gilbert.sophie@uqam.ca

Quelques références (et inspirations)

Gilbert, S. et Lussier, V. (2013). Le génogramme libre au service de l’élaboration auprès de jeunes parents à risque de maltraitance envers leurs enfants. Le divan familial, no. 31, 195- 210.

Green, A. (1992). Préalables à une discussion sur la fonction de la théorie dans la formation psychanalytique. Revue française de psychanalyse, 56(2), 507-514.

Kernberg, O. F. (2002). La formation psychanalytique : quelques préoccupations. Revue française de psychanalyse, 66(1), 227-251.

Lussier, A. (1992). Notre idéologie de formation. Revue française de psychanalyse, 56(2), 483-487.

Mellier, D. (2006) Précarité psychique et dispositifs d’intervention clinique. Pratiques psychologiques, 12(12), 145-155.

Roudinesco, E. (2014). Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre. Paris : Seuil

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Agités, opposants, agressifs, hyperactifs, etc. : comment percevons-nous aujourd’hui les enfants et, surtout, comment les comprenons-nous ? Et ces enfants qui frôlent l’âge adulte, comment interpréter leur violence qui nous terrifie par l’absurdité de la mort – la leur et celle de l’autre – donnée en spectacle dans les lieux publics ? Notre jeunesse est-elle en mal d’action, de cruauté ? Quels enfants ont été ces jeunes adultes ? Quels parents ont-ils eus ? Dans quelle société ont-ils évolué ? Le clinicien est aujourd’hui interpellé sur la place publique par une violence qui le dépasse. De même que dans son bureau privé et dans l’institution, lorsqu’on lui demande de « réparer » ces enfants, ces jeunes. Des plus turbulents et opposants, à ceux qui sont carrément pressentis comme « hors contrôle », quelles réponses a-t-il à offrir ? Qui a peur de qui ? Quand dans nos services de protection de l’enfance, l’on attribue les agirs des jeunes à une « menace extérieure », le « méchant » en marge de la société, et que l’on aspire à les contrôler par une simple serrure de plus1. Si cet exemple est éloquent, c’est que dans cette histoire comme dans tant d’autres problématiques juvéniles, chacun accuse l’autre, l’extérieur, le différent. Qui est responsable ? Le père ou la mère ? L’école ou le parent ? L’institution ou les gangs de délinquants ? Mais dans d’autres situations, c’est bien l’autre sous toutes ses formes que l’on pointera du doigt : l’autre culture, l’autre religion, l’autre couleur de peau, l’autre pays… tout ce qui nous semble étranger et par le fait même, hors notre pouvoir. D’un point de vue psychanalytique, si nous pouvons sans doute discuter longuement de ce regard porté sur la différence (pensons à l’inquiétante étrangeté ou au narcissisme des petites différences), passé le choc de l’horreur, nous pouvons du moins réfléchir à cette violence en tant qu’inhérente au sujet humain. Revenir à cette notion de pulsion comme incontournable, à réfréner, sans doute… mais aussi à sublimer, à exprimer autrement.

Quelles pulsions habitent nos enfants ? Que veulent-ils exprimer ? Pourquoi les mots sont-ils si souvent insuffisants et en quoi ne peuvent-ils désormais traduire les « maux » ? Maurice Berger nous parlait déjà, il y a une dizaine d’années, des « enfants barbares »… entendu par cela que ceux-ci risquaient de s’écarter, de par leurs actes, de la norme qui assujettit l’ « humanité ». Loin de poser un jugement sur ces enfants – y a-t-il plus grand défenseur de leur cause que Maurice Berger ? – il rédigeait ce livre (et tant d’autres quiont précédé et suivi), comme un appel à la réflexion, comme une remise en question de tout un chacun. En référence à Freud, les penseurs psychanalystes ont depuis longtemps compris la violence humaine en termes pour le moins subversifs. S’il y a malaise dans la (ou serait-ce plutôt « de par la ») civilisation, c’est justement à force de réprimer ce qui en nous pourrait friser la barbarie, si quelque chose du cadre du social ne peut être intégré psychiquement, porté depuis la naissance par l’autre-semblable, l’autre bienveillant. En ce sens, peut-on tout pathologiser, même les enfants qui en très bas âge expriment leur détresse en actes? Peut-on se passer de l’environnement familial, social et culturel pour expliquer les agirs des enfants, des ados, des jeunes ? Osons poser la question de manière plus radicale : notre culture, celle que nous transmettons, aime-t-elle les enfants ?

Interroger la violence de la jeunesse, la cruauté à laquelle nous sensibilisent de plus en plus les médias, c’est d’emblée aborder la question du cadre dans lequel ces jeunes évoluent. Si trop souvent, l’on tend à distinguer « le nôtre » du « leur », parlant des jeunes américains qui ont accès aux armes à feu, ou alors, des jeunes intégristes et de leur appui sur une religion dont les fondements nous échappent… bref, si l’on cherche ainsi à se distinguer, c’est que fondamentalement, sans doute, nous ressentons cruellement cette communauté – si ce n’est de pensée, une communauté d’être – dans la dérive actuelle. Du reste, afin de soutenir la réflexion sur les aléas de la communauté humaine au 21e siècle, nous ne pouvons faire l’économie de la remise en cause du « vivre-ensemble » à l’occidentale. Comment expliquer tant de problèmes, de diagnostics chez nos jeunes, nos enfants, surprotégés physiquement de la prime enfance (voir les mécanismes mis en place dans les maisons pour ne pas qu’ils se blessent, qu’ils ouvrent les armoires, qu’ils sortent dehors à notre insu, etc.) à l’adolescence, incluant les nombreux interdits qui encadrent désormais les cours d’école (jusqu’au détecteur de métal dans certaines écoles secondaires) ? Si ce sont des cas isolés qui s’en prennent violemment à leur pair jugé marginal, ils sont bien plus nombreux ceux qui vivent sur la médication, dans un calme, voire une inertie artificielle… Qu’en est-il de cette pulsion que l’on cherche à contenir par tous les moyens – extérieurs, s’entend ? Que cherchent ces enfants qui provoquent, qui bougent trop et qui souffrent du mal du siècle : ce « déficit » de l’attention ? Seraient-ils justement trop attentifs au moindre mouvement extérieur afin d’échapper aux turbulences de leur monde interne – qui ne trouvent ni preneurs ni « entendeurs » ? Ces petits êtres, s’ils sont « pervers polymorphes », sont en attente… Est-ce que nos réponses actuelles sont encore adéquates ? Pertinentes ? Rassurantes ? Sommes-nous dépassés par l’évolution si ce n’est chaotique, pour le moins accélérée de nos sociétés ? Par des moyens technologiques, par une pensée (plus ou moins aboutie) qui se partage plus vite que l’éclair, par des images qui nous bombardent et font de nous les témoins instantanés des plus beaux accomplissements humains comme des plus barbares ? Une technologie qui fait de nous des adultes débordés, en déficit de pensée et d’attention ? De quel ordre est le manque chez ces jeunes, ces « néo-mercenaires » qui s’allient à une Cause – aussi étrangère puisse-t-elle nous apparaître ? Tout porte à croire que la quête de limites et d’idéaux constitue le pendant de l’absence de ceux-ci, dans un monde où curieusement, l’on tend à traduire liberté et égalité en une absence de contrainte… terrifiante ! Alain Ehrenberg en a discuté en termes de dépression il y a déjà plusieurs années, mais ne serait-ce pas d’abord par la référence aux angoisses les plus primitives que l’on pourrait aborder cette actuelle et bouleversante « figuration » du manque ? Qui a peur de qui, ce qui revient à dire : qu’est-ce qui des agirs, de la violence actuelle que portent les enfants reflète justement cette impossibilité d’exprimer non pas la pulsion, mais la peur d’être dépassé par celle-ci ? La recherche de contenance, la recherche de pare-excitation ? Mais aussi, sans doute, la quête incessante, aux fondements du sujet humain, d’un simple sens à sa vie, une direction imposée non seulement par des balises, mais par un avenir attrayant. Dompter l’angoisse de la projection de soi dans le futur par un agir bien réel et conjugué au présent, pourrait bien être l’aboutissement d’un effacement, aux plans imaginaire et symbolique, de la destinée. La parole est à vous, cliniciens… Notamment ceux qui travaillent auprès de ces enfants, ces jeunes en très grande souffrance psychique… mais aussi, ceux qui reçoivent les parents en quête de réponses par rapport à ces enfants et ces jeunes qui trop souvent les désarçonnent. Finalement, à tous ceux qui sont interpellés par ce climat d’instabilité actuelle, dans lequel une certaine jeunesse se révolte, s’exprime, curieusement d’une façon très solitaire et destructrice, dans une quête – ou serait-ce un message – qui ne peut que nous interroger, comme cliniciens, comme citoyens. Si les psychanalystes se sont exprimés largement sur la médication des enfants et ses dérives, peu se sont fait entendre à propos de la « terreur des enfants » : celle que l’on ressent tout un chacun lorsque confronté à l’horreur d’un enfant qui porte atteinte à sa vie ou à celle de ses pairs, celle du parent ou des proches de l’enfant qui donne à voir sa souffrance en acte, mais aussi et surtout, celle que portent ces enfants et ces jeunes angoissés, terrorisés, dans « un monde sans limite » (tel que formulé par Jean-Pierre Lebrun).

Sophie Gilbert
Comité de rédaction Filigrane

 

Nous aimerions toutefois recevoir un bref résumé (10 lignes) de votre proposition d’article d’ici le 1er octobre 2016. Vos articles devront être soumis au plus tard le 31 décembre 2016. 
gilbert.sophie@uqam.ca